Les folles histoires de Ahlam B.

Le Maroc c’est la plus vieille monarchie du monde. Gamine quand j’essayais de me figurer Dieu c’était l’image du Roi qui surgissait. Je sais hérésie tu me hurleras. Mais que veux-tu on comprend pas bien tout à cet âge. Je vais pas en parler parce que c’est pas le sujet mais c’est un drôle de pays quand même et j’espère qu’on brûlera pas ce texte à cause de cette phrase parce que moi si je dis ça c’est pour que tu te figures où je vis. Je veux pas d’histoires j’en raconte juste. Au fait je peux pas m’empêcher de faire des digressions. Je sais moi aussi ça m’agace.




Bref je marche gaiement dans la rue sans prêter attention au gardien édenté qui me reluque ni le shnock qui s’arrête dans sa voiture de shnock. La rue grouille de misère et de victuailles dans le chahut agité d’une foule d’hommes excitée à la vue des femmes venues faire leur marché. Tous les matins un trauma érotique se produit auprès de la CSP Commerçant Ambulant.

Les odeurs de poissons d’égouts et de sueur se mêlent à celles de roses et de viande fraîches. Des gardiens de voitures courent dans tous les sens la main tendue des vendeurs à la sauvette brandissent leurs accessoires contrefaits pour les planter sous le nez des fervents retirent leur chaussures au pied de la mosquée pendant que le muezzin claironne un appel à la prière et que l’imam récite son sermon en roulant de grands yeux terrifiants. J’ai pas envie d’apprécier ce moment pour son pittoresque je déteste ça. Le pittoresque j’entends. Et en même temps je peux pas m’en empêcher si je veux être dans et hors ce moment. Je comprends pas toujours mes contradictions mais j’ai décidé de les laisser vivre et au moment je trouverai ça drôle ou détestable.

Merde ce qu’on est compliqué.




Enfin c’est l’entrée d’un marché. J’entre par curiosité.

Des marchands ambulants à la face craquelée de ridules s’en donnent à cœur joie :

- Hey, Guadaloupe, c’est moi Rodriguo ! Guadaloupe bellissima ! Moi je veux bien me marier je te ferai pas languir autant d’années pas moi. Eh Guadaloupe !

Ils sont pliés. Moi aussi je dois dire. Au fait Guadaloupe c’est la héroïne d’une télénovela qui a marqué une génération de marocains au point qu’elle est venue en visite officielle au Royaume. Elle est apparue sur nos chaînes nationales qui soit dit en passant sont franchement pixellisées par la poussière. Sans blague et pas que l’image je veux dire.
Gamine la 1ere chaine nationale nous a proposé les programmes suivants pour nous cultiver : les discours du roi la vie des animaux les mangas et les jeux nippons. Je dis gamine mais c’est toujours la cas. Avec tout ça les marocains ils aiment même pas les animaux. Ni les nippons. Ni les discours. Sans blague. La chaîne privée elle nous a ouvert aux autres cultures : télénovelas toutes nationalités confondues se disputent le cathodique au bonheur d’un audimat défoncé à l’espoir d’un jour l’amour la gloire la beauté.

Bref ce que je voulais vous raconter je me disperse. Une fois sortie du marché un jeune homme dans les trente ans m’aborde. Il se met à ma hauteur et se colle presque à moi. 10 centimètres nous séparent. Je ne laisse pas transparaître une once d’émotion qu’il pourrait interpréter comme un consentement du coup il change carrément d’attitude pour devenir menaçant.

Rien de pire pour cette espèce que l’ignorer elle peut devenir subitement violente voire sanglante.

- - Eh la fille je veux te parler je te parle avec respect tu dois m’écouter et tu dois me répondre. Ecoute ce que j’ai à te dire. Je t’ai vue passer et j’ai décidé que tu seras ma femme.

Je lui réponds qu’on m’attend et que je préfère pas discuter. Il écoute pas.

- - Je veux nouer une relation avec toi une relation sérieuse et respectable. C’est vrai j’ai pas de travail mais tu vivras comme une princesse. On ira boire des jus au bord de la mer et on mangera des glaces main dans la main et je travaillerai et je te comblerai. Tu manqueras de rien. Toi tu auras besoin de t’occuper que de ta maison et tes gamins. C’est pas grave si tu me fais des filles je t’en voudrais pas je te chasserais pas je suis pas un arriéré pondu à l’arrière d’une montagne paumée.

On croit que les clichés ne sont que de stupides clichés sauf quand on les vit.

Il poursuit :

- Tu réponds rien hein tu me crois pas capable de t’offrir ce que tu désires? Tu me prends pour un moins que rien c’est ça ? hgartini ? Sous prétexte que j’ai pas de nom pas de biens pas de travail pas de relation je suis rien ? moins que rien ? Tu me méprises oui je sais que tu me méprises. Les femmes sont des salopes des vénales. Toutes! Les hommes ces faibles succombent à leur charme car ensorcelés car aveuglés par de viles manigances. Moi je suis pas faible. Tu es à mon goût et je te veux. Moi aussi j’ai le droit d’avoir une belle femme à mon bras une femme classe comme toi. Ici c’est tout pour les riches même la beauté merde. Et je leur montrerai à mes voisins à ma famille à mon village ce que je vaux. Je te préviens à partir de maintenant tu ne sortiras plus seule et certainement pas dans un accoutrement de délurée. Tu seras à moi et ma mienne doit être pudique. Je viendrais avec ma famille les bras chargés de moutons de volailles de cadeaux et je demanderai ta main dignement tu verras. Comme un homme. Digne. La dignité ! Eh quoi ! On a droit à un peu de considération aussi.

Il m’avait presque craché ça.




Ca se corse et moi je cherche pas la confrontation. Sans blague je suis morte de trouille même si je montre rien. La femelle en moi a reniflé le danger l’instinct de survie s’est éveillé. Triste hère a débarqué de sa campagne en crise pour une ville une vie une virilité qui lui échappent. Il a besoin de considération alors je lui en donne. Je fais mine de poser des questions avec intérêt.

Quoi ? Faut bien s’en sortir.

J’essaie de choper le regard d’un passant qu’il comprenne mais personne.

J’arrive à le tenir sans qu’il se jette sur moi me balafre me kidnappe me viole me tue et va savoir quelles horreurs encore jusqu’à ce qu’un taxi pointe enfin son rouge. Je suis sauvée. Je salue l’importun et m’engouffre précipitamment dans le cuir usé et puant d’une 205 déglinguée.

Tout de même je peux m’empêcher de repenser au pauvre gars. Il est cinglé mais il doit avoir une vie de merde souvent. On est tellement habituées au harcèlement qu’on serait prêtes à les plaindre ces cinglés. Mais quand même c’est un peu vrai la vie est injuste et ça me rend triste parfois. Et parfois non j’ai la haine. Je vous l’ai dit je suis pleine de contradictions.

J’indique au chauffeur un café en ville. Enfin chauffard parce vous savez tous comment ils conduisent nos superman locaux.

Il porte un vieux jean usé et une épaisse djellaba marron malgré qu’il fait chaud à crever et qu’il suinte à vomir. L’homme est bavard et part sur un monologue ahurissant. Ahurissant. D’autant plus que certaines lettres trébuchent sur les deux seules dents qui lui restent. Et quelles dents sans blague. On devrait inscrire l’hygiène au programme de l’éducation nationale.



- T’étais mal à l’aise j’ai vu. J’ai remarqué ce qui était en train de se passer j’ai tout vu. Chuis un vieux d’la vielle et j’repère à des milles les emmerdes. T’es une poupée une jolie fille propre tu devrais pas sortir seule à Casa ni marcher dans la rue c’est trop dangereux. Les hommes c’est des sauvages des crades des chiens des fils de pute. Yzon aucune décence ces marocains t’auras beau faire pour les éduquer, vain ! c’est de la mauvaise graine. Crois moi chuis un vieux taxi et j’en ai vu oui ah oui j’en ai vu des choses. T’es jolie j’taime bien alors écoute mon conseil. Ouvre grand tes oreilles. Te laisse pas endormir par les hommes. Les hommes y veulent qu’une chose c’est vous troncher les femmes. Ton homme Il te dit qu’il t’aime mais il te baise. Désolé d’êt’ vulgaire mademoiselle mais j’dis la vérité. Tiens moi par exemple regarde j’ai une femme qui travaille pas s’occupe de la maison des enfants, un bijou d’épouse, mais le jour où je gagne au loto je la quitte je l’oublie je la chasse je la répudie je la renie. Plus rien à cirer d’elle. Elle et sa marmaille. Oust ! Ce genre de femme c’est juste un compagnon de misère qui accepte une vie minable sans te traiter de minable. Je suis un fils de pute moi j’ai pas peur de le dire même je le clame haut et fort. On l’est tous. Les hommes n’aiment pas ils désirent. Alors préserve toi de ces chacals.



Pendant que je sors la monnaie pour régler la course, il saisit un stylo et note son numéro à l’arrière d’un mouchoir.

- Appelle que j’te paie un café tout à l’heure.

Sourire édenté lèvres gercées gencives volcaniques. Merde. Je règle et je file.



Je sirote mon thé le joueur d échec à la main. Un pur moment quoi. Enfin la paix. C’est dur d’avoir la paix ici. Sans blague.


Kahllouk. Le voilà qui pointe son pif et vient squatter ma tranquillité comme ça sans gêne sans fierté rien. Je fais mine de pas l’avoir vu parce que s’il me chope finie la paix fini le pur moment.

Il tourne en rond guette s’approche s’éloigne relève mon livre marmonne le titre prend un air pensif quelques secondes puis me sert un mouvement de non-je -me-rappelle-pas-l’avoir-lu çuilà. Comme s’il pouvait l’avoir déjà lu, ou avoir lu quoi que ce soit sans blague.

Subitement, profitant d’une malheureuse seconde que je lève les yeux il se plante carrément sous mon nez. Je lui tends la main en guise de bonjour. Lui se colle à moi pour me claquer deux foutues bises.



Khallouk, c’est le genre de gars à te faire la bise même si tu lui as rien demandé. Même s’il te connait pas. Le genre de gars quand il s’approche de toi tu sais jamais s’il va te feinter, te lécher la joue ou te fourrer la main au cul.


Il m’enveloppe de son haleine chaude flottante et un sourire vicelard découvre ses dents entartrées.

Un gueux.

J’ai coupé ma respiration et serré les poings parée à toute éventualité.

Il a eu sa bise il croit qu’on est amis maintenant. Il tire la chaise s’assoit m’observe me reluque regarde en l’air en haut en bas Il saisit mon sac le soupèse. Ca m’énerve. Sans blague c’est fou. Il se lève et disparait un moment.


Il est de retour. Il me fixe l’œil torve. Je veux dire un peu plus torve encore que d’habitude.

Et là il me balance une phrase hallucinante. Ce genre de gars a le chic de vous halluciner.

" Je veux ta perle. "

Je suis éberluée. Je vois pas d’autre mot. Parfois on voit juste pas d’autres mot.

« Comment ? »

Je voulais être sûre tout de même. Et j’avoue, il y a quelque chose d’amusant dans la situation qui a éveillée ma curiosité.

« Tu veux me donner ta perle ? » demande-t-il, le regard effectivement rivé sur ma perle.

Mi-écoeurée, mi amusée, je lance tous azimuts :

- Non.

Droit dans les yeux, sec, tranchant et posé.

Je fais mine de poursuivre la lecture.

- Tu veux rentrer avec moi, ce soir ? »

Je suis sûre qu’il se croit romantique en disant ça. Un parce qu’il pose une question Deux parce qu’il emploie le mot perle Trois parce qu’il y a tout de même le verbe vouloir.

Je réponds pas. Je le laisse moudre et le malaise gangrener. Au fond ça m’éclate. Et franchement qu’est-ce qu’on peut bien répondre à ça sans blague.



Bref pour marquer le coup et rappeler qu’en plus d’être un romantique respectueux de ma volonté il n’est pas oh non il n’est pas un lâche :

- Moi je suis un mec cash

Tous azimuts : moi aussi je suis une nana cash. C’est non.

Un gueux faut surtout pas lui laisser d’espace.



Enfin il se lève et moi aussi. Il a ruiné mon moment mais je peux pas m’empêcher de penser que je viens d'en vivre un autre. La situation était drôle. Drôle. Oui c’est le bon mot. Parfois, c’est juste le bon mot.













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Par Ahlem B. le 20.04.12

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