Certains ont des couteaux dans leur sac

Certains ont des couteaux dans leur sac.
Toujours avec eux.
Moi, je n'en ai pas.
Ça me serait peut-être utile pour tailler dans la nuit hivernale. Celle qui est si glacée qu'elle figerait en un instant les ailes des libellules, s'il y en avait encore.
Et avez-vous remarquez comme les flammes lèchent l'obscurité et le froid autour de nos idées ?
Assis dans l'odeur des cendres et des restes du repas, les oreilles se déploient vers les histoires des anciens.
Toujours une qui ouvre le bal avec des mots enveloppants et un peu mystérieux. Et les langues travaillent ensuite les unes après les autres pour faire voyager dans des contrées connues de personne - ou presque-, pour rappeler les bons mots de la grande tante brésilienne face à une injustice vestimentaire, ou pour faire glisser le long de la colonne vertébrale une goutte de sueur ou deux.
Mais l'histoire que j'attends à chaque fois, c'est celle de mon grand-oncle : Gilbert. Lui, il ne parle pas d'horizon nouveau ou de pêche à l'écrevisse. Lui, il raconte ses cauchemars, les derniers en date. Ses mains s'agitent toujours autour de son corps quand il nous décrit les monstres vivants dans une crevasse profonde, les géants marins dévoreurs de plongeurs, les araignées mutantes qui le poursuivent toute la nuit. Sans compter les cauchemars où le réel, aussi banal qu'une tartine à beurrer, se transforme en torture quand le tartinage est à recommencer encore et encore et encore, tel un Sisyphe du couteau à beurre.
Il faut être très vigilant quand il raconte car ces cauchemars sont parfois très compliqués.
Ainsi la lune traverse-t-elle la fenêtre au son de nos histoires et même si ces veillées ne seront pas éternelles, elles resteront gravées en moi jusqu'à ce que je fasse partie des anciens à mon tour et sûrement encore après.
Mais mon grand-oncle Gilbert, toujours avant de se lever, et de terminer la soirée, rappelle :
"Les cauchemars n'existent pas, ce sont des rêves un peu tordus."