S’APPELAIT-IL VRAIMENT E ?

Le soleil frappe lourdement l’homme qui marche seul.

Pourtant, voilà quelques minutes, il se trouvait encore entouré d’une multitude d’individus variés et divers, noirs et blancs, grands ou petits, de citadins pressés qui l’évitaient et de congénères fatigués qui l’ignoraient. Il s’y trouvait et pourtant, personne ne le cherchait.

Quelques secondes avant cela, il était chez lui entouré d’enfants braillards et d’une épouse dépassée par des événements qui n’avaient rien d’exaltant, mais tout d’exaspérant. Etait-il déjà mourant, que ses enfants, ainsi, l’entouraient de leur «affection»?

L’historien, s’il s’intéressait à l’homme qui marche seul (hypothèse peu probable, les historiens ayant tendance à retracer les vies des têtes couronnées plutôt que celles des chômeurs en fin de droit !), remonterait quelques instants plus tôt et raconterait l’histoire d’un travailleur dévoué à sa tâche dans une entreprise en restructuration, que son patron invite à passer dans un froid et clinique bureau où il est prestement informé d’un proche et dramatique licenciement.

Se plongeant dans un passé plus lointain, l’historien verrait un homme travaillant tant et plus pour gagner tant et moins, un ouvrier, devenu ressources humaines, puis capital humain. Chaque nouvelle appellation s’accompagnait d’un nouveau statut, davantage «politiquement correct», mais nettement moins économiquement avantageux. D’ailleurs avant même de perdre son emploi, l’homme avait perdu de son salaire, puis de son pouvoir d’achat et, donc, de son pouvoir tout court (qui courut tant et vite que l’homme l’égara, le perdit, l’oublia).

Mais foin de détails inutiles, l’homme marche seul, quels que furent ses modestes exploits avérés, il marche seul et voilà l’important, l’essentiel, l’inéluctable, la révélation d’une pauvreté d’humains.

Qu’il tourne le regard vers la gauche ou la droite, vers ses pas dans le sable ou ses pas à venir, qu’il scrute un ciel bleu de désolation ou baisse vers le sol des yeux qui le sont autant, il ne voit rien.

A perte de vie, il n’aperçoit qu’une seule et unique chose dans cet océan de vide qu’est devenue sa vie : un énorme bouton rouge placé au milieu de rien par une main invisible et potentiellement inexistante, un énorme bouton rouge en forme de champignon. L’homme voit davantage le champignon que le bouton; un bouton, après tout, ne se mange pas.

Avant de découvrir ce que l’homme qui marche seul fera du bouton et du champignon, revenons au trait de caractère qui, aujourd’hui, le définit plus que tous les autres réunis. L’homme qui marche seul n’est, en effet, pas tant debout, ni fort, ni beau, ni rayonnant, ni intéressant, ni performant, ni sollicité, ni envié, ni jalousé, ni aimé, ni même assisté ou engagé dans un parcours d’insertion, l’homme qui marche seul est principalement, essentiellement, fondamentalement SEUL. Voilà ce qui le fonde, ce qui l’anime, ce qui le définit : sa solitude. L’homme est d’ailleurs conscient de cette vérité absolue : il est d’autant plus seul qu’un seul qualificatif lui suffit.

Comment s’appelle-t-il? Me demanderez-vous dans un clin d’oeil d’intérêt. Hélas, l’homme qui marche seul n’a plus ni famille ni nom qui l’accompagne. Du moins, faute de l’avoir utilisé récemment, il l’a oublié. Il pourrait, s’il en faisait l’effort, revenir sur son prénom dont la première lettre est «e», souvenir d’une époque où le refuge pour sans-abri assignait les lits du dortoir par ordre alphabétique. Ainsi, il se retrouvait tous les soirs entre un Donatien et un Etienne. S’appelait-il Elvire ? Ses tourments actuels sont-ils la triste conséquence d’un choix parental désuet ? Un Elvire a-t-il moins de chances de dominer le monde qu’un Charles-Antoine ou qu’un petit Nicolas ?

E, donc, ou «l’homme seul», comme l’appelaient ses amis quand ils en avaient , poursuit sa marche, car il n’a même plus la force de poursuivre des chimères.

Du temps béni où il mendiait dans la rue, quand d’aucun ou d’aucune le gratifiait encore d’un sou, d’un sourire ou, comble de la reconnaissance, d’un regard méprisant, E garde le souvenir d’une vie, sinon agréable, du moins commune, d’un partage des souffrances qui les atténuait parfois, d’une saine compétition entre bannis de la terre pour la meilleure entrée de métro, celle du soir, sur le chemin de la masse laborieuse en route vers leur logis, doux logis, plus prompte à sortir quelques centimes pour se racheter à bon prix une conscience, «A toi, pauvre ladre, je donne ceci, le corps du Christ, sacrifié pour notre survie.»

Le soleil, celui qui frappe fort, atteint le zénith. E dit un dernier mot à son ombre qui, à son tour, l’abandonne. Quand on est seul, comment peut-on ainsi l’être de plus en plus?

Il ne lui reste qu’une chose, un unique souvenir, une gifle reçue d’un des maîtres du monde, costume-cravate et attaché-case, qui, à la main tendue, répondit l’immense bêtise que certains osent parfois : « Vous l’avez bien cherché, non? Et après tout, par rapport aux petits démunis d’Afrique, vous devriez vous sentir comblés ! »

Celui-là avait omis d’ajouter que la pauvreté est un notion non pas absolue, mais relative. D’ailleurs un pauvre con ne peut-il pas accumuler, durant sa vie, d’immenses richesses ?

E s’était contenté de le remercier et de refermer sa main.

Si le soleil continue sa route, E s’étonne à peine que son ombre ne réapparaisse pas.

Les mots également commencent à lui manquer, plus de majuscule, e, des mots courts, les mots du pauv’, il ne pense plus, ne bouge plus, s’assied, modestement, petitement, à côté du bouton rouge en forme de champignon. De près, il a pris la taille de sa vie, minuscule.

e le regarde un instant, il n’hésite pas, il n’en a aucun loisir, il appuie sur le bouton. Et tout disparut.













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Par aldagor le 18.04.12

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