Les Folles Histoires de Sam Lgaouri - 3/ Hafsa Ssamka, Hafsa l7aoula

Encore une journée dingo aujourd’hui. Tu vas voir, toi aussi t’en pourras plus quand tu vas lire tout ce qui m’est arrivé.

Figure-toi, comme à peine levés on s’ennuie déjà à crever, avec mes copains Chen9our, Oueld L3aouja, Rbiaa et les autres, on va-nu-pied avec notre ballon sur le terrain tracé avec des bouteilles en plastique, et nous on court, et on se bagarre, et on se marre, et on s’écorche, et on s’insulte, et on court jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Après ça donc, chacun va de son côté et alors moi, je fais des allers-retours dans ma rue, puis je chasse des mouches, puis j’écrase des fourmis avec l’index, puis j’adopte un escargot que j’appelle Rrass 9asse7, puis je joue avec des pierres, puis je brise les ailes de mes mouches, puis etc., jusqu’à ce que j’en en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Après ça donc, avec les copains on se lance de nouveau pieds nus sur le terrain, on joue à 3ami fekroune, 7aba, l7al9a, à tabasser Oueld L3aouja, à chiper des trucs, à en casser d’autres, de nouveau au foot, et je sais pas quoi jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Tu sais, moi je peux continuer encore longtemps, parce que j’y peux rien que nous on est pris dans cette mécanique qui tourne sur elle-même, seulement le ballon, ce jour-là, il a décidé d’atterrir pile sur les pots de crèmes de Tante Saïda Bent L3aouja.

C’est là que la mécanique, elle a commencé à détraquer.

Je vois encore ses pots et ses crèmes s’envoler au ralenti, et son regard ahuri, puis furibond. D’un saut, la bête se dresse et saisit le ballon; la furie nous fixe, cruelle et vengeresse, pendant qu’elle éventre le malheureux ballon avec son couteau enragé.
“Fichez le camp, bande de vauriens! Crevez tous autant que vous êtes, des rats dans vos égouts!”.

De l’autre côté du trottoir, les Oncles, ils se tordent de rire.
” C’est son jour. “Clin d’oeil entendu de l’Oncle 9afez.
Et les autres de repartir d’un rire gras et bruyant.

Souviens-toi, l’Oncle 9afez, c’est celui qui sait tout sur tout. Il nous a raconté que certains jours, elles sont malades de l’intérieur, et là, elles deviennent complètement folledingo, juste comme ça, va comprendre toi.

Moi je vois le regard tour à tour éperdu et furieux de cette pauvre Tante Saïda Bent L3aouja qui n’a plus que ses crèmes pour se rappeler qu’elle a été avant, tu sais, un jour, et je me sens terrible en la voyant ramasser ses trainées de crèmes à pleines mains, l’air hagard, puis les remettre dans les pots, les épaules secouées de spasmes.
Elle pleure doucement et murmure pendant longtemps, comme hallucinée:
” j’ai payé de ma chair, j’ai payé de ma chair”.

J’ai eu honte. La bêtise, c’est plus pire quand t’as pas eu l’intention de la faire, et alors quand elle fait du mal, tu te sens misérable. Misérable. Surtout que Tante Saïda Bent l3aouja, elle est du tonnerre à l’intérieur que tout le monde peut pas voir, et ça je te l’ai déjà dit je crois.

Je m’approche d’elle et pose ma main sur son épaule, puis je lui fais un sourire. Ce sourire, tu sais.
Et vlan! Elle me colle un coup de pied qui me fait rouler par terre.

“Déguerpis! Rat!” Elle siffle ça, l’oeil mauvais.


Bon. Voici que le peuple est sans ballon, et le peuple erre, hébété, désoeuvré. C’est là qu’avec les copains, on a fait un tas de bêtises. Un tas. Et vraiment idiotes parce que tu sais, ça peut être très idiot un enfant. Alors un enfant de pute, ah la la.


On a commencé par l’Oncle l’Haj, l’ancien ancêtre qui divague tout le temps et qui est sourd à te mettre hors de toi.

Rbiia s’approche sûr de lui, l’air d’avoir un truc très intéressant à dire, mais il dit rien et fait juste des grimaces avec ses lèvres.
Avec les autres, on se tient caché derrière un muret et on pouffe en sifflant des chuuuts et en se tapant des coudes.

L’Oncle Lhaj tend l’oreille et demande:

” Quoi? “

Rbiia recommence la gymnastique avec ses lèvres en faisant carrément le pitre cette fois.

” QUOI?? Plus fort”. Et nous alors, on rit, on rit!

Rbia se campe sur ses jambes et hurle :

” N3al…. #1@%¨*£+#@&. “. Là on se tord, hilares.

Subitement, l’Oncle Saïf bondit et fait jaillir son sabre: il nous menace de nous couper d’ici à ici, de là à là, et de là à là, nous la bande de vauriens de fils de putes qu’on est, et qu’on a de respect pour personne, merde personne.

Nous, tu te doutes qu’on décampe aussitôt. Pendant la course folle, Rbiia fait un croche-patte à Oueld L3aouja pour que l’Oncle Saïf le rattrape et lui fiche une dérouillée devant nous, histoire de se marrer encore plus, mais dommage, il réussit pas à le faire prendre. On se reçoit tout de même quelques claques et coups de cannes lançées au hasard par l’Oncle Aziz, l’Haj et l’9afez, et les autres, ce qui fait qu’on a quand même bien rigolé.


Figure-toi, on s’est pas arrêté là, parce je t’assure, sans notre ballon, tout se détraque.


Avec les copains toujours, on découpe une créature en maillot de bain qu’on a trouvée dans un magazine pendant qu’on était allé chercher du pain dans la poubelle, pour accompagner le thon au déjeuner. Moi, j’avais jamais vu de créatures comme ça de toute ma vie. On dit que Tante Saïda Bent L3aouja, avant, elle était une créature, et que maintenant, ouf heureusement, elle est trop vieille pour plus inoffenser personne.

Les Oncles, ils racontent que quand tu vois une créature, tu perds la tête et tu deviens dingo et tu crois plus en rien et tu reconnais plus personne et tout et tout. C’est horrible. Mais là j’ai pas le temps de m’horrifier plus que ça sur le sujet, parce voilà l’Oncle Barbe Rouge qui égrène son chapelet en traînant ses babouches et sa longue barbe rêche rougie au henné. Il crache à tout-va des regards d’imprécateur furieux. Alors vite, nous, on se dépêche de placer la créature sur sa chaise, juste sous le coussin, et on court se planquer là où on peut.

L’Oncle s’assoit quelques secondes, puis se relève, et nous sommes tous suspendus à ses gestes, pendant que lui rajuste son coussin. Tout à coup, un hurlement strident nous fait sursauter. L’Oncle Barbe Rouge, je le vois qu’il ouvre de grands yeux ronds comme un poisson et il court dans tous les sens, les bras en l’air, affolé, ahuri, comme s’il avait la barbe en feu, et moi je crois bien que ça y est, c’est fichu, il a perdu la tête.

Avec les copains, on s’esclaffe pendant que vite, on s’éparpille.

L’Oncle Barbe rouge, qu’on a indigné dans sa dignité, se lance aussitôt à notre poursuite, invoquant les plus terribles supplices des plus affreux démons dans les plus hautes flammes de l’enfer pour les chiens qu’on est. Ça m’a terrorisé. Tu entends? Terrorisé. Alors moi je fuis, je cours, je vole, parce la peur ça te donne des ailes, ah ça, ah la la oui, je cours à toutes jambes, comme si j’étais poursuivi par des jnouns, des flammes et des faucheurs tous en même temps.

La course s’arrête net lorsque je heurte un groupe d’écoliers en tablier. Je me relève péniblement, essoufflé, et je réalise soudain que je ne suis plus dans ma rue.

Je suis perdu!

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, parce que déjà, j’entends une voix aboyer au-dessus de ma tête:
” Viens par ici, toi! Où est ton tablier?”

Un monsieur en moustache me bouscule et saisit mon oreille en la tirant très fort vers le haut que moi je me soulève à moitié et que je m’imagine déjà une oreille en moins.
Il me tend un tablier qu’il m’ordonne de mettre immédiatement. Il aboie de nouveau:
- C’est quoi ton nom, toi, déjà?”
Je me tais. Il s’énerve et rugit:
- Ton nom?

Je réponds toujours pas. Il me pousse devant lui en maugréant, et me mêle au brouhaha agité des écoliers.

On finit par se mettre en rang après que le maître d’école tour à tour s’impatiente, grommelle, invective, interpelle, punit, trépigne, soupire, et le pauvre il me fait de la peine parce que la rangée, elle se disperse aussitôt arrivée devant la porte. Je réussis à me frayer un passage et me faufiler dans une sale sombre, grisâtre, où sont alignées un peu dans le désordre des tables et des chaises.

Je m’assois à la troisième rangée et je demeure silencieux. Maintenant tous me croivent muet ici.

Le cours commence.

Le maître déroule ses phrases d’un ton morne, dans un costume miteux qui sent l’ail et le renfermé. Il s’interrompt seulement quand il est obligé d’infliger la torture aux mutins et aux idiots, et lui, il fait ça avec tout ce qui lui tombe sous la main, règles, clous, bonnets, équerres, mains, cahiers.

De tout ce qu’il a débité, moi j’ai pas tout compris. Ça m’a quand même flanqué sur le cul, ce que j’ai pu comprendre. Tu sais, toi, que les vaches, elles se nourrissent d’herbes, de céréales, de vitamines, les poules de graines, les chats de lait? Ah la la, tu te figures ça, ce qu’elles mangent dans ma rue! Tout y passe: sachets, pneus, bananes, peaux de banane, bref, ce qui tombe sous leur gueule affamée.
Il parle encore d’un tas de trucs que je savais pas, que j’avais jamais entendu parler, de besoins primaires, d’un gars qu’est allé sur la lune, d’un autre qu’est mort pour être libre et heureux, que 3 + 1= 4 , que le soleil tourne autour de la terre, ou l’inverse je me souviens plus trop, etc, etc.

Des millions de questions me brûlent les lèvres, mais moi je peux pas les poser alors je me tais. Je me sens impuissant, emmuré avec mes mots, mes questions, avec moi-même.

Tout se chamboule, tout se détraque.


Soudain, la porte s’entrebâille sur une fille qui a l’air plus âgée que les autres. Elle porte d’épaisses lunettes et un appareil bizarre à l’oreille.

J’entends les élèves murmurer en ricanant sur son passage:
- Hafsa Ssamka
- Hafsa L7aoula
- Hafsa l3aouja
- Hafsa lkhayba

Le maître tape des mains bruyamment en demandant à la bande d’imbéciles qu’on est de se taire.

Hafsa s’approche de ma table, me sourit gentiment, et s’assoit.

Ça m’a d’abord foutu mal cette histoire. Je dois te dire un truc, j’ai jamais vraiment approché une fille dans la vie. Les Oncles, ils disent que les filles, c’est des créatures, des créatures perfides qui puent la mauvaise foi.

Peu à peu, j’ai bien vu, bien senti, bien reniflé, et je t’assure, c’est pas une bête, et ça pue pas du tout. Pour perfide, je suis désolé mais je sais pas ce que ça veut dire.

Elle me fait un sourire qui soulève ses grosses lunettes, puis choisit dans sa boîte de crayons le jaune, le rouge et le bleu. Elle dessine une fille, griffonne des lettres, me tend les crayons, la feuille, me regarde, puis attend. Je suis tout malheureux moi, je peux pas écrire, je peux pas parler, je peux pas comprendre, et maintenant je me sens au fond d’un puits, je crie mais j’entends que mon écho esseulé, désespéré.

Elle reprend sa feuille et me souffle à l’oreille : Hafsa. Elle dessine un garçon avec des cheveux qu’elle colorie en jaune, me regarde avec insistance, puis attend.

Je finis par me ressaisir et lui chuchote à l’oreille: “Sam”.
Elle griffonne de nouveau quelque chose et me rend la feuille. Je suppose qu’elle a écrit mon prénom. Cette fois, elle glisse les crayons dans ma main et fait un mouvement avec son menton en direction de la feuille. Ça y est, j’ai compris! Je dessine un S, un A, un M, mais je t’assure c’est pas facile, j’ai cassé deux fois les crayons, et j’ai pas arrivé tout de suite à le faire, mais c’est pas grave, parce qu’à chaque fois, Hafsa, elle me donne un nouveau crayon, puis me fait ce sourire, pour que je recommence.

Une alarme retentit, et alors, c’est le chahut à nouveau; les rires et les pleurs se mêlent aux toussotements de la sonnerie, tandis que les écoliers se bousculent, pour se précipiter au-devant des marchands de bonbons et de glaces.

Le temps de me retourner, Hafsa Ssamka a déjà disparu. Soudain, je sens comme un vide immense.

C’est là que je me suis rappelé que je suis perdu. Je suis perdu!

À présent, je marche, je tourne à droite, puis à gauche, de nouveau à droite, rebrousse chemin et j’ai le coeur lourd parce ça y est fichu, cette fois c’est vraiment fichu. J’imagine toute ma rue bouleversée, lancée à ma recherche, et faire un boucan de tous les diables à Casablanca pour retrouver Sam Lgaouri. Parce que ça sert à rien de se perdre s’il y a personne pour te chercher, ou mieux, te retrouver. Non?
Et si je retrouvais pas ma rue, jamais? Ma gorge se noue, et je te jure, j’ai envie de chialer là. Je vois mon futur défiler: devenir un sans abris, un pauvre orphelin jeté à la rue dans de tragiques circonstances, livré à lui-même, et alors je me vois devenir un folledingo en haillons, ivre, drogué, fichu, errant ici et là jusqu’à la fin des temps. À ce moment j’ai une peine terrible. Terrible.

Je sais pas bien comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Je reconnais la baraque jaune canard qui se dresse au bout de notre rue, et alors là, mon coeur bondit jusqu’à ma gorge, et moi, j’accours annoncer la bonne nouvelle à ma famille, pour les rassurer, pour sécher leurs larmes, parce c’est fini maintenant, je suis là, je suis de retour, et en plus, avec des tas d’histoires au bord des lèvres, l’école, les vaches, la lune et tout et tout.

Tu parles. Je suis allé les voir un à un, et un à un, ils m’ont chassé d’un geste négligeant de la main. Ils ont même pas remarqué mon absence les salauds. Je les déteste. Qu’ils crèvent donc, dans leur mécanique infernale!

La nuit commence à tomber. Avant de m’endormir, je m’allonge sur un sac de jute et je regarde les étoiles briller dans le ciel pendant des heures, en pensant à Hafsa Ssamka.

Avec Hafsa, on est libre, on est heureux, on danse avec les étoiles. Je pense à elle, en observant la voix lactée, et moi je relie des points, je trace des lignes, je courbe des formes, j’imagine son visage, et je raconte des histoires, juste avec les yeux, au milieu de cette immensité épaisse et étoilée.
Il fait froid mais je ne sens rien, réchauffé par cette main qui me presse le coeur, mais ça fait pas mal je t’assure, au contraire, c’est comme si quelqu’un tenait précieusement mon coeur dans le creux de sa main.
Je m’endors. Elle danse encore sur la voix lactée, dans une magnifique robe en poussières d’étoile.

Hafsa Ssamka, Hafsa L7aoula. Bonne nuit.




http://ahlemb.com





Traduction Darija:

* Chen9our: Hâche

* Oueld L3aouja: Fils de la tordue

* Rass 9asse7: Tête dure

* Bent L3aouja: Fille de la tordue

* Hafsa Ssamka: Hafsa la sourde

* Hafsa L7aoula: Hafsa la bigle

* Hafsa l3aouja: Hafsa la tordue

* Hafsa lkhayba: Hafsa la moche












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Par Ahlem B. le 22.01.13

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