Délivrance

Par l’entrebâillement de la porte, un tourbillon de flocons de neige pénétra dans le vestibule, s’engouffra dans les marches raides de l’escalier et manqua de bousculer Louison qui accourait, sa lanterne portée au niveau du visage.

« Ah, c’est vous, enfin, entrez promptement, Mère La Gaillarde, et laissez la mort aux loups. S’écria-t-elle en rabattant la porte sur les crocs de la nuit.

- Comment ça se présente ? C’est bien tôt, il me semble… »

En réponse, un hurlement rauque déchira l’espace supérieur, franchissant les limites du présent pour ressusciter les temps anciens ou la vie et la mort encore trop intimement entremêlées s’accouplaient en des poses bestiales.

La Mère La Gaillarde – qui méritait fort bien son patronyme – ôta sa pelisse fourrée et retroussa ses manches sur des avant-bras recouvert d’un duvet roux.

Sa carrure de barrique et ses mains puissantes impressionnaient la fine Louison qui faisait bien pâle figure en comparaison avec cette force de la nature.

Elle avait peine à imaginer que cette quasi piqueuse de bœufs au lourd chignon gris teinté de renard d’où s’échappait des mèches filasses puisse se révéler efficace à délivrer les femmes des maux causés par les hommes et à accomplir le prodige de guider le souffle du ciel vers une frêle enveloppe terrestre.

Bourgeois, nobliaux ou gens de peu, elle ne se montrait pas bégueule et offrait ses bons offices à qui savait faire tinter des bourses bien remplies ou donner des offrandes matérielles consistantes.
Seul le traitement des opérations différaient alors mais pour un résultat somme toute identique.

De toute façon, les simples gens étaient résolus à leur part d’affliction ce qui rendait sa tâche plus aisée lorsque la femelle étouffait ses cris sans trop se crisper.

Tandis que les ombres projetées par la lanterne vacillante de Louison dessinaient des figures fantasmagoriques sur le mur sali par la suie des flambées passées, un nouvel hurlement déchira l’air.

« Allons Louison, il est temps que tu me mènes vers la chambrée » s’impatienta La Gaillarde.

Pressant le pas dans un bruissement de tissu lourd, Louison la guida vers le fond du couloir de l’étage supérieur de la bâtisse. La lanterne suspendue à hauteur de visage, elle se mordait les lèvres de plus en plus fortement à mesure que les commères cheminaient.

Des petits cris aigus, presque des jappements grotesques, filtraient d’une porte close. Un rai de lumière tremblotant révélait la présence d’un chandelier aux bougies allumées dans l’espace confiné.

« ça chevauche les diables, ça aspire goulument leur suc et ça couine lorsque le temps est venu d’ouvrir ses entrailles… » marmonna La Gaillarde en mimant un crachat de sa bouche aux lèvres jointes. Sa main parcourut distraitement le chambranle de la porte à hauteur d’homme. Le bois lissé par les paumes et les doigts des habitants des lieux s’offusqua des propos de la vieille et releva une écharde qui vint se ficher dans son index.

« Bougresse ! » lâcha La Gaillarde en retirant l’aiguille à l’aide de ses dents jaunies.

Une longue plainte s’éleva et fit tressaillir l’échine des deux femmes.

Derrière la porte, ce n’était que la voix d’une petite fille qui lançait une étrange imprécation indéchiffrable.

« Je vous rappelle, la Mère, qu’aucun nom ne doit être prononcé et que rien de tout ceci ne doit être divulgué à l’extérieur.

- Louison, me crois-tu assez sotte ? On me paie assez cher pour que je tienne ma langue bien serrée au fond de la gorge de peur de la voir couper et jeter aux cochons en représailles. Et puis, n’oublie pas que j’en ai délivré des jeunes âmes écervelées prises par ce démon-là… »

La main gracile de Louison poussa doucement la porte qui s’ouvrit lentement.

La Mère La Gaillarde s’avança avec résolution, retrouvant son assurance coutumière.

La chambre était faiblement éclairée par la clarté vacillante d’un bougeoir argenté que tenait une très jeune fille d’une main tremblante. Sa mise simple, son tablier de guingois, les boucles claires qui s’échappaient de sa coiffe maladroitement ajustée dénotaient la jeune paysanne fraichement débarquée de sa campagne pour servir à la ville. Son regard était rivé sur la couche qui occupait le centre de la pièce où régnait une moiteur oppressante.

Au dessus de la tête de lit adossé au mur de crépi clair, un crucifix magistral captait les regards. Le corps du crucifié n’avait rien à envier à la forme torturée qui gisait dans les replis des draps empesés, rendus roides par la sueur et les sécrétions corporelles mêlées. La Gaillarde marqua un léger moment de surprise. La jeune servante n’était guère plus âgée que la demoiselle alitée. 15 ans ? 16 ans tout au plus ?

« Dieu du ciel ! Je pensais qu’elle serait de chair plus mûre, c’est encore une enfant cette fois… » Songea-t-elle.

Louison lui toucha le bras, la forçant à sortir involontairement de sa réflexion.

« La Mère, ne croyez-vous pas… »

Pour toute réponse, une lamentation épuisée, presque une supplique s’éleva du fond du lit.

La Gaillarde s’approcha de la couche, tâta le fond brûlant et humide de la jeune fille accompagnant son geste d’une moue dubitative.

La tête roula sur les épaules, révélant un gentil minois distingué. Les pommettes hautes, de longs cils bordant des prunelles noisette, une longue chevelure châtain aux reflets dorés, l’attache du cou fine et élégante, tout signait un portrait de la Renaissance. Le contraste avec la mise de la jeune servante n’en était que plus saisissant.

« Une bien jolie et jeune pouliche, pour sûr… de bonne lignée… » murmura La Gaillarde entre ses chicots.

Le drap remonté jusqu’à la gorge de la demoiselle laissait entrevoir deux épaules diaphanes et la gorge où pulsait une veine bleutée. La naissance de la poitrine se devinait sous le tissu qui se soulevait par intermittence. Les seins étaient menus, ronds et fermes. Des pommes d’amour croquées trop prématurément. Le ver était dans le fruit, il fallait l’en extirper.

« Depuis quand cela a-t-il commencé ?
- Depuis cette nuit, la Mère. Tout semblait se dérouler selon le bon vouloir de notre Seigneur et puis, ça s’est mis à éterniser. Elle est si jeune, inexpérimentée, si lasse maintenant…. »

Prenant le parti de ne pas perdre de précieuses minutes, Dieu sait que la vie est prompte à s’évanouir, La Gaillarde souleva le drap qui recouvrait le corps de la parturiente. Sans les artifices du drap qui faisait ressembler la jeune fille à un fantôme à la robe ivoire, la vision n’en était que plus frappante.
La silhouette si fine dardait aux yeux de l’assistance une bosse proéminente et incongrue.
Des jambes, des bras, une poitrine, un faciès de jeune fille mais une matrice de femme qui tendait la peau à la limite de la déchirure.

« Le serpent présenta la pomme et Eve s’en empara jusqu’à ressembler elle-même à un reptile à la bedaine pleine… » jeta La Gaillarde en direction de l’assemblée.

Louison, que les apartés de la vieille incommodaient, ne put réprimer un rictus d’énervement qu’elle calma bien vite de peur de froisser la Passeuse vers la Vie.

La Mère La Gaillarde s’assit sur le bord du lit et découvrit entièrement le corps boursouflé.
Offert dans sa nudité originelle, la peau douce et nacrée tutoyait les plus belles réalisations des sculpteurs de renom. La chair de marbre n’avait rien à envier à cette chair palpitante où perlait des larmes d’enfantement.

L’immense main rugueuse de La Mère se posa sur le ventre rebondi et commença une auscultation minutieuse. De ses deux poignes recouvrant maintenant le giron, elle sondait la mince paroi qui séparait encore le petit d’homme, plongé dans son néant, de la communauté des vivants.


« Il n’est pas bien vif, il est temps d’intervenir. Ma fille, il va falloir pousser et guider ton marmot vers la lumière. Tu ne veux pas le laisser aux chiens de l’enfer, n’est ce pas ? »

La jeune fille, les yeux écarquillés par la terreur de la situation, acquiesça d’un hochement nerveux de la tête. Une mèche de cheveux détrempée par la sueur roula sur son front et le barra d’un pli soucieux. Elle semblait totalement perdue, submergée par une situation qui la dépassait, petite âme égarée et isolée dans un maelstrom de sensations effrayantes.

« Dieu du ciel, les eaux sont lâchées ! » s’écria soudain La Mère interrompant sa palpation, les yeux plantés sur une tâche qui assombrissait le drap en un large cercle concentrique.
Louison s’approcha en une enjambée et se mordit la lèvre inférieure. Une odeur aigrelette émanait du liquide trouble.


Entre les deux jambes, la toison sombre aux crins soyeux et bouclés prenait la teinte obscure des eaux souterraines baignant le fœtus.

Le chemin millénaire pour naître imposait de se frayer un passage à travers les corps moites à l’odeur tiède et humide. Si les parois du sentier étroit et privé de clarté s’écartaient naturellement, il y avait parfois nécessité de trouver un guide expérimenté pour combler les défaillances de la mémoire ancestrale des corps féminins. La Gaillarde était de ceux-là, la passeuse vers la vie, la dompteuse de la mort qui rodait toujours en quête d’une quelconque nourriture charnelle à grappiller.

Elle s’y entendait pour tutoyer la Grande Faucheuse et la Semeuse de Vie, s’adressant tour à tour aux deux extrêmes, aux deux grandes antagonistes.

Matrices de nobles, de paysannes, de bourgeoises ou de putains, le butin devait sortir à tout prix, le fruit nouveau devait brailler son appartenance au peuple des hommes.

Des petits cris passèrent les lèvres de la demoiselle soulevant sa gorge en plusieurs mouvements saccadés. Elle happa l’air ambiant, à la recherche d’un répit, d’un réconfort dans l’épreuve que son jeune corps découvrait pour la première fois. Une enfant qui met au monde un enfant, quoi de plus éprouvant et émouvant à la fois.

Elle était à l’aube du passage à l’état de femme en passant à celui de mère.

Son angoisse était palpable et compréhensible mais La Gaillarde ne pouvait pas s’arrêter aux états d’âmes d’une donzelle fut-elle d’une bonne lignée, elle avait reçu pour mission de procéder au rituel de la naissance, d’apporter son savoir et son expérience. Le devenir de celui qui n’était pas encore né primait sur toutes les autres considérations. L’ordre en était formel, priorité devait lui être donnée.

La tête de la jeune fille bascula en arrière, le cou tendu à rompre, la longue chevelure plaquée aux épaules par la sueur.

Louison s’approcha de la parturiente et tamponna doucement son front luisant. Un sourire faible mais reconnaissant répondit à ce geste de compassion.

Quelques minutes s’écoulèrent, rythmées par les halètements de la future mère et les auscultations de La Gaillarde qui tâtait et le ventre rebondi et le sexe largement découvert d’où s’échappait encore par intermittence des petits filets de liquide amniotique.
Les doigts aguerris de La Mère palpait l’avancée laborieuse du fœtus et elle n’était pas très satisfaite de la tournure des événements. La nuit pouvait encore être longue et riche en rebondissements tout autant heureux que funestes, « vas savoir avec ces histoires de femelles ».

« Au moins, elles sont toutes égales devant Dieu et les hommes, ces femmes étendues sur les couches de l’enfantement. Egales, mêmes dans les entrailles. J’en ai tâté et farfouillé - pour sûr, Dieu m’en est témoin - et là-dedans, c’est partout pareil !» souffla La Gaillarde en direction de Louison.

Celle-ci lui répondit à peine, toute entière absorbée par les menus soins de confort qu’elle prodiguait à la jeune fille.

D’un geste brusque et inattendu, celle-ci saisit la main de Louison et la tint serrée à la broyer.

Dans un jaillissement animal, des cris perçants emplirent la chambrée. La demoiselle unissait sa voix à celles de toutes les mères du monde depuis l’avènement des temps, elle les rejoignait dans cette communion instinctive et immémoriale des femmes qui donnent la vie.

Le chœur de l’origine de l’univers affluait dans sa gorge, emplissait ses veines, électrisait chacun de ses nerfs, il éclatait à fleur de peau, envahissait ses organes, parcourait ses membres. Il palpitait, il bruissait, il tremblait dans l’attente de l’explosion symphonique finale.

Les mains de la passeuse vers la vie se crispèrent sur le ventre proéminent pour accompagner et renforcer les ondulations natives et tribales qui allaient en s’accélérant dans un concert de stridulations.

« Tu enfanteras dans la douleur… » songea Louison qui ne ressentait plus la compression de sa main captive et engourdie dans celle de la jeune fille. Les phalanges blanchies par la crispation contrastaient avec la peau rosie de Louison.

La Gaillarde émit un claquement de langue impatient. Les choses ne se déroulaient pas comme il le fallait. Le corps de la future-mère retenait encore le fruit dans ses entrailles.

La Mère grimpa sur le lit, face à la demoiselle et se pencha sur le ventre rebondi. Elle l’encercla de ses bras, poussa, tira, appuya tant qu’elle put. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage, parcouraient les sillons qui inscrivaient les années, se réunissaient au bout du menton que la femme épongeait d’un ample geste sur le tissu qui couvrait ses épaules.

De ses mains expertes, elle malaxait la terre glaise de la matrice pour façonner un chemin propice à l’éclosion de la vie et une enveloppe à la petite âme.

Impressionnée, Louison n’aurait pas conçu plus de surprise si une minuscule main enfantine s’était dressée vers elles, expression de la création d’un petit Golem timide façonné entre les battoirs de La Gaillarde.

« Allez, ma fille ! Il avance ! Il faut l’aider ! » s’exclama La Gaillarde en campant son regard de renarde rousse dans les prunelles exorbitées de la demoiselle.

Des raclements semblables à ceux de griffes d’animaux labourant la terre se firent entendre. La jeune fille grattait les draps, arc-boutée sur ses avant-bras, les ongles fichés dans le tissu roide, le visage à l’expression déformée par l’intensité de son effort surhumain. Un hurlement de quasi louve tordit ses jolies lèvres pales tandis qu’elle jetait ses dernières forces dans la lutte pour la délivrance.

« …laissez la mort aux loups … » songea La Mère troublée par le brusque reflux du souvenir des paroles prononcées par Louison lors de son arrivée dans la bâtisse.

« Pousse mais pousse donc plus fort, ma fille ! Pousse à la fin ! »

La Gaillarde tentait de conserver intact l’instinct de survie de la jeune fille, consciente que la moindre faiblesse les précipiterait dans des territoires dangereux dont on ne ressort pas indemne.

Après une dernière tétanisation des muscles, la demoiselle s’effondra comme une frêle poupée de chiffon, inconsciente, plus blanche que ses draps.

Louison laissa échapper un cri de terreur, vite étouffé sous sa main tremblante. A sa droite, la lumière vacilla, accentuant le tragique des événements. La jeune servante, qu’on avait quelque peu oubliée dans un coin de la chambrée, n’était pas loin de fuir à toute jambe.

« L’enfant n’avance plus, il ne sortira pas seul, il nous faut les délivrer tous deux sinon ils sont perdus ! M’entends-tu Louison ? Fais préparer une bassine d’eau bouillante et des linges, hâte-toi ! ».

Se tournant vers la jeune servante, Louison lui intima fermement l’ordre d’apporter tout ce que la Gaillarde avait demandé. La jeune fille cavala hors de la chambrée, du pas nerveux et précipité de celle qui désire plus que tout échapper à l’emprise d’une vision qui lui fourrage les entrailles. Elle eut sitôt fait de détaler ne laissant d’elle qu’une légère senteur de sueur mêlée à celle de la bougie fondue, les boucles claires de ses cheveux s’échappant de la coiffe défaite.

Odeurs âcres des fluides corporels… la Mère œuvrait dans la plaie béante du sexe écartelé, le corps et l’esprit tout entier tendus à repousser l’impensable qui lui semblait pourtant si inéluctable plus le temps s’écoulait.

Bien sûr, elle avait déjà eu à s’incliner devant la destinée de ces femmes et de ces enfants sacrifiés sans qu’elle puisse faire peser la balance du coté de la vie.
Elle avait du se résigner, ravaler son orgueil de matrone émérite et constater le témoignage de la défaite cinglante gisant entre ses mains impuissantes.

Mais cette fois, La Gaillarde était prise d’une rage la surpassant, engloutissant sa raison. Cet enfant devait naître, elle devait le séparer du corps de sa mère dut-elle en invoquer les sorcières et brûler sur un bûcher.

Passant l’entrebâillement de la porte, la tête baissée mais le regard hypnotisé sur la couche, la jeune servante ramenait une bassine fumante, remplie d’eau bouillante et des linges accrochés à son bras.

Elle resta muette, figée de stupeur.

Entre les mains de La Gaillarde reposait comme sur un oreiller une minuscule tête aux cheveux noirs plaqués par les eaux.

L’enfant sortait, il venait enfin, la peau légèrement bleuie par la cyanose.

La Mère le saisit par les épaules, elle lui imprima un léger mouvement de pivot et le tira doucement vers elle. Il glissa hors de la matrice, forme flasque recouverte d’un épais liquide visqueux.

Il était bien formé. C’était un garçon.

Mais ses lèvres serrées ne frémissaient pas jusqu’à se déformer pour pousser le cri libérateur.
Ses narines ne palpitaient pas sous le flux d’air sensé les traverser.
Ses paupières fermées ne permettaient pas de contempler ses yeux, ces miroirs de l’âme, et d’y chercher une hypothétique étincelle de vie.
Ses mains et ses pieds étaient recroquevillés dans une position de défense.
Contre qui ? Contre quoi ?

Il était bien formé cet enfançon. Oui, bien formé mais il était inerte.

La sage-femme le suspendit par les pieds, elle imprima un mouvement saccadé au corps qui se balançait sans réagir. Après plusieurs vaines tentatives, elle se résigna et posa délicatement le poupon sur la couche maternelle.

Aucun son, aucun mot n’était venu troubler le silence solennel qui avait accompagné les efforts de la matrone pendant qu’elle s’échinait à retenir l’âme dans le petit corps soudain déserté.

« Le souffle de la vie vient juste de le quitter. » murmura La Mère en l’emmaillotant dans un linge.

Louison, la tête baissée sur sa poitrine, se signa. Puisqu’il n’était plus temps d’invoquer la vie, celui de recommander une âme à la mansuétude céleste était advenu.

La Gaillarde tenait le petit corps dans ses bras, le nouveau-né semblait si paisible.

« La Mère, faudra-t-il lui montrer l’enfant ?» questionna Louison en désignant la jeune parturiente toujours inconsciente.

Elle reposait, un souffle lent et profond filtrant entre ses lèvres à peine rosie, belle Vénus alanguie.

Quelle brise printanière l’avait portée sur cette rive incertaine, elle, enfantée par la grâce et par l’écume des vagues, son teint si pur, pur comme un coquillage ?

La Gaillarde jeta un œil à la jeune fille endormie puis reporta son regard sur l’être qu’elle serrait dans ses bras. Elle renifla, se racla la gorge, souffla sur une mèche roussâtre échappée de son chignon qui s’évertuait à lui brouiller la vue.

- Non, Louison, nous ne lui montrerons pas l’enfant. Je vais te laisser un breuvage à lui faire boire toutes les 4 heures. Il lui donnera assez d’oubli et de répit pour qu’elle ne prenne pleinement conscience de tout ceci que dans quelques jours. Elle aura repris des forces physiques, elle pourra entendre ce que nous lui expliquerons. Prends bien garde qu’elle ne soit pas prise par les fièvres, si telle était le cas, tu me feras mander sans délais, il y va de sa vie. J’en ai vu, des jeunes donzelles comme des mères aguerries emportée en une poignée de jours par le mal du ventre et du sang qui se corrompent comme si un poison les gagnait.

- Bien, Mère La Gaillarde, je ferai comme vous me le conseillez. Je vais prendre soin de cette pauvrette. Mais… dîtes-moi, La Mère, qu’allons nous faire de l’enfant si nous ne devons pas lui présenter ?

- Je vais m’en charger, il sera confié à Notre Seigneur comme tout bon chrétien, j’en fais mon affaire. Fais aérer la chambrée - les odeurs de l’enfantement saisissent à la gorge - changer les draps et prendre une bonne flambée dans la cheminée. »

Louison acquiesça, regardant La Mère qui passait le pas de la porte avec le funeste paquet de linge serré contre elle.

C’était peut-être mieux ainsi, en effet.

Quelle aurait pu être l’issue de cette maternité obscure, oublie, cachée, niée ?

Oui, c’était mieux ainsi.
Aucune preuve de l’infamie, le péché effacé par la volonté de Dieu, l’ordalie avait confirmé le jugement divin pendant le travail de l’enfantement.

Chacun reprendrait le cours de son existence, Louison garderait le silence, La Gaillarde continuerait à prêter sa sapience aux femmes dans la tourmente, la presque-mère enfouirait sa mésaventure aux tréfonds de son âme, l’enfançon retournerait à Dieu et à la terre.

Oui, bien mieux ainsi.

L’escalier craqua, la Mère s’éloignait avec son fardeau, emportant le mystère de la vie et de la mort, ce qui doit être et de ce qui ne le doit pas, ce qui dérange enfin et ce qui doit disparaître.

Un soupir s’échappa de la couche où la parturiente s’agita brièvement avant de replonger dans l’inconscience.

La chair faisait ses adieux à la chair.



S’arrachant au silence pesant de la maisonnée, La Mère se coula discrètement dans la nuit, se fondant dans l’anonymat de l’obscurité, là où les chats eux-mêmes se méfient des ombres et des ruelles luisantes aux mille embuches.
Un paquet de linge soigneusement replié encombrait ses bras.

« … laissez la mort aux loups… »

Des frissons parcouraient ses membres.
Une ombre s’anima dans l’encoignure d’une porte, s’en détacha et se campa fermement devant elle lui bloquant le passage.

« Qu’en est-il ? »

La forme humaine était immense, stature de géant, voix surgie des abimes.

Levant les yeux pour mieux discerner celui qui l’interpellait, La Mère sentit une goutte de sueur glacée coulée entre ses deux omoplates. La sensation était d’autant plus désagréable que le froid mordait plus férocement qu’une gueule de loup affamé.

- C’est fait, mon bon Seigneur. L’enfant est né mais il n’a pas survécu. Je n’ai pas eu à intervenir. C’était un garçon, la mère s’en remettra et…

- Il suffit. J’ai entendu ce que je désirais, je n’ai pas besoin de vos babillages. En parlant de cela, avez-vous bien respecté le secret des événements ? Personne ne doit avoir connaissance de ce qui s’est déroulé cette nuit entre ces murs. Celles qui parleront seront châtiées.

- Oui, mon bon Seigneur, j’ai gardé le plus grand secret. Louison en fera de même, je m’en porte garante. Quant à la jeune servante, elle repartira bien tôt dans sa campagne familiale. Qui croirait une oiselle aussi mal dégrossie ? »

La silhouette leva une main impatiente pour intimer le silence.

« Bien. Tout ceci n’est jamais advenu. Aucun enfant n’est né cette nuit. »

La main désigna le paquet serré contre la femme d’un geste impérieux.

« Ceci doit disparaître. »

La Mère opina du chef, les yeux posés sur son ballot de linge funeste.

Une brise glaciale passa sur son visage, la silhouette s’éloignait dans la nuit, forme obscure et formidable qui se découpait dans la neige vierge. Elle disparut au détour d’une ruelle laissant La Gaillarde figée, transie de froid et de saisissement.


« … laissez la mort aux loups… »

Il ne subsistait plus que de larges empreintes dans la neige pour témoigner de la nature humaine et tangible de l’ombre qui s’était tenue devant la matrone.
Oui, un homme, non pas un spectre, mais un homme dont le cœur froid et détaché lui avait glacé les entrailles plus sûrement que si elle avait conversé avec un revenant.

Un léger souffle gonfla le paquet de linge, un souffle délicat mais qui allait en gagnant en puissance et en détermination. Un souffle qui revenait de très loin puisque quasi imperceptible, il avait manqué de sceller le devenir de l’enveloppe qui l’abritait.

Interdite, La Mère se demanda un instant par quel prodige le miracle de la vie avait finalement remporté la victoire sur les griffes de la mort.

La Passeuse de Vie avait fait son office, à son insu. Elle avait tutoyé la vie et avait repoussé la mort. Cette fois encore, cette dernière repartait bredouille, sans dépouille et sans âme pour nourrir les créatures hurlantes qui grattaient les portes des foyers où se déroulaient les enfantements.

Aussi, les loups s’en trouveraient fort marris, leurs mâchoires claqueraient sur le néant, leurs panses resteraient vides.


« Tu vivras, bâtard de France. Tu vivras, je t’en fais le serment. » murmura La Gaillarde en posant une main légère sur les linges d’où émanait une chaleur bienfaisante.

Ce n’était que folie, elle bafouait sa parole. Perdait-elle la raison ?
Elle pourrait le payer fort cher, au péril de son existence même, si cela se savait.

Mais, devant ce souffle inespéré qui gonflait les langes, elle avait choisi la vie et la vie avait choisi son chemin.
Follement mais fermement.
















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Par sandy le 23.11.12

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