Gilles et les sauniers maudits

La fureur des brisants succédait à la rumeur du ressac à un rythme de plus en plus rapproché. Les paupières closes, Gilles laissait son corps et sa conscience errer avec l’océan. Debout, raide comme un piquet au beau milieu de l’estran, ses jambes s’enfonçaient doucement dans le sable mou. Désormais, les vagues léchaient ses genoux. Sa dure journée de labeur terminée, quand le soleil disparaissait dans la mer, il s’amusait à son jeu favori. Chaque soir que Dieu faisait, il envoyait valdinguer ses galoches, retroussait son pantalon de toile grossière, et se plantait pieds nus sur le sol mouvant, laissant la marée le happer. Gilles aimait sentir les grains de sable rouler entre ses orteils. Il se sentait aspiré, tiré par les pieds par quelque génie espiègle. La petite crique sablonneuse et sauvage lui ressemblait. Gilles ouvrit les yeux, toisant du haut de ses quinze ans l’océan de son regard azur. Ses cheveux blonds en bataille virevoltaient en tous sens, semblant vouloir se détacher à chaque instant de son crâne. Le vent se levait, et de gros nuages noirs tâchaient désormais le ciel orangé. La fraîcheur soudaine de la marée montante pénétra le corps de Gilles. Il frissonna, il avait froid.
Reprenant pied dans la réalité, il sentit une angoisse irraisonnée s’immiscer brusquement en lui. Pour la première fois de sa vie, il lui sembla que la mer devenait menaçante. « Rien qu’une illusion » pensa-t-il. Avec peine, il s’extirpa de la gangue de sable humide où il s’était embourbé volontairement. Gilles, mal à l’aise, se hâta, remettant précipitamment ses galoches. Il s’apprêtait à s’élancer vers la forêt de pins lorsqu’un murmure stoppa son élan. Il eut une sensation étrange, inconnue jusqu’alors. Gilles pivota sur ses talons et observa, inquiet, la masse mouvante, désormais sombre. Il avait cru entendre une voix, ou plutôt une plainte ; une plainte amère, émanant de l’océan ou de quelqu’un ? Il se faisait tard. Il devait rentrer chez lui, traverser la forêt de pins, un autre univers mystérieux. Pire, il devait affronter les reproches de son père, sa colère... Gilles se mit à courir. Il eut un haussement d'épaules intérieur en pensant au courroux certain de ses parents. Mais qu'est-ce qu'un soir sans dîner ? Ou une corvée de bois ? A côté du trouble que procure un lever de lune sur la mer ? Gilles traversa sans encombre la distance qui le séparait de sa maison. Une fine pluie fouetta son visage tout au long de son parcours. A peine essoufflé, le visage dégoulinant d’eau, Gilles poussa la porte de bois dans le prolongement de sa course.


La surprise l'arrêta net : quatre paires d'yeux le dévisageaient avec réprobation.
Il devina plus qu'il ne vit le regard maternel posé sur lui, empreint d'une peur inhabituelle, comme ce jour où, exténuée par la vie, ses vagabondages nocturnes avaient rendu sa mère "folle" ; ce soir où elle l'avait enlacé de sa chaleur, et lui avait murmuré jusqu'à l'aube sa lassitude, faite d'anges et de démons. Deux visites à cette heure tardive avaient vraiment de quoi surprendre ; aucun rassemblement ne s'effectuait en effet après la nuit tombée. Seuls les marins en mer erraient loin de l'île sur leur chalut ballotté par les vents. Ils rêvaient, sur le pont, de la douce chaleur du feu et à l'apparition fantomatique d'un visage aimé, éclairé par une lampe à pétrole. La voix vibrante de sa mère trancha le silence :
- "Tu tiens à me faire mourir ? Je t'ai dit combien de fois de ne pas traîner la nuit tombée ? Pourquoi n'écoutes-tu jamais, tu veux me faire mourir…" répétait-elle.
Coiffée de son éternel chignon, elle tremblait de peur, serrée dans sa robe de paysanne. Elle voulut parler encore…
- "Laisse, Jeanne" coupa Lucien. "L’heure n'est pas aux reproches. Ton fils est en pleine forme, nous verrons cela plus tard". Il pointa son index.
- "Quant à toi, va te coucher !". Gilles n'en demandait pas tant. Il s’en tirait à bon compte. Sans demander son reste, il grimpa les escaliers avec agilité, heureux de se soustraire aux foudres de ses parents. Lucien tourna son visage cuivré, mangé par des yeux gris trop grands, vers la petite assemblée. Le curé, un ami, et Jeanne, sa femme, muets, attendaient ses paroles.
- "Bon, pouvons-nous continuer cette discussion ? " poursuivit-il, agacé. "La situation est grave. J'ai perdu toute ma récolte de sel, comme tout le monde ici d'ailleurs. Si cela continue, nous ne pourrons plus nourrir nos familles. Il faut trouver le coupable ou "la chose" qui transforme notre sel en cette masse noire dégageant cette odeur insupportable."
- "C'est peut-être un avertissement, une punition divine" suggéra le curé, agitant sa soutane d’une main nerveuse.
- "Que ce soit Dieu ou le Diable, nous devons agir vite, nous organiser, surveiller nos marais" reprit Lucien, ne voulant pas laisser les bondieuseries régler ses problèmes.
L’assistance trembla à ses propos. Personne ne voulait affronter cette malédiction. Georges, un géant au visage taillé à coups de serpe, donna son avis d’une voix timide :
- "Les évènements sont survenus depuis que la belle Henriette a sombré dans la crique. Et Victoria m’a dit que c’était elle qui pourrissait notre sel ".
Il était paludier, comme Lucien. Le colosse était capable de soulever des montagnes, mais il se sentait comme un enfant devant l’inconnu et le mystérieux.
- "Depuis la mort de son Jean, elle n'a plus toute sa tête ; elle divague complètement" répliqua durement Jeanne, qui était pourtant elle aussi convaincue que Victoria avait jeté un sort aux sauniers depuis la mort de Jean, son marin de mari.
- "Mes fils, je vous bénirai, et prierai pour chasser les enchantements et l'esprit malin" fit le curé en se signant. Lucien arpentait la cuisine comme un lion en cage. Il s’arrêta soudain.
- "Ecoutez, je ne sais pas ce que vous allez faire, mais moi, demain soir, je pars avec Gilles, et je percerai ce mystère, foi de Lucien. Je ne laisserai pas dépérir les miens. Le sel sera de nouveau blanc !". La force et la conviction de Lucien ébranlèrent l'assistance.
- "D'accord" reprit Georges. "Demain, à la nuit tombée, nous irons tous protéger notre bien. Je parlerai aux autres. Nous serons là avant que le coucher du soleil ». Lucien eut un sourire.
- "Rendez-vous est pris. Maintenant que nous sommes d'accord, rentrez dans vos foyers".
La réunion s'acheva alors, et un échange grave de poignées de mains scella la décision.

A deux lieues de là, une scène étrange se déroulait. Victoria était debout, les deux mains posées de part et d'autre d'une table grossière en chêne. Penchée sur un monticule de sel cristallin, elle psalmodiait des mots incohérents, des incantations obscures. Ses yeux étaient exorbités, et des spasmes violents la secouaient de la tête aux pieds, comme une possédée. Soudain, les tremblements cessèrent. D'un geste rapide, elle attrapa une fiole remplie d'un liquide noirâtre qui sentait le limon pourri. D’une main sûre, elle versa son contenu sur le tas immaculé, noircissant le sel plus blanc et plus pur que la naissance du monde. Tétanisée, son visage parcheminé au teint cireux se figea. Ses yeux, injectés de sang, semblaient sortir de ses orbites. Dans un dernier spasme spectaculaire, elle s'écroula sur le sol de terre battue, raide comme la mort. Au bout de quelques minutes, sa respiration sembla devenir plus régulière. Sa conscience revint ; elle ouvrit les yeux. Toujours allongée sur la terre froide, elle hurla tout à coup :
- "Je vous maudis tous, vous les sauniers… Jean, Jean, mon amour, tu es mort, mais notre vengeance s'accomplira demain encore". Les stigmates de cette terrible journée lui martelaient les tempes : comme toutes les femmes de marins, elle attendait des nouvelles du large… De son Jean. Depuis, elle portait en elle cette vision lancinante : ces mécréants du sel, debout sur la grève, regardaient Jean sombrer en mer sous une déferlante. Son chalut n’était pourtant qu’à quelques mètres d’eux, et ils n’avaient pas esquissé le moindre geste pour le sauver… Epuisée par la magie noire, elle s'endormit à même le sol.
Au même moment, gisant au large de la crique de Gilles, une partie de l'âme de Jean frémit. Mue par les forces maléfiques réunies par Victoria, une masse noire, impénétrable, se constitua inexorablement autour du bateau et du cadavre du marin prisonnier de l’épave. Une fois formée, elle commença sa lente remontée du fond de l’océan vers le monde des hommes.
- "Qui suis-je ? Pourquoi ce froid, et tant de douleur… Laissez-moi en paix" semblait dire "la chose" animée d'une conscience trouble. Sa sortie de l’océan était toujours douloureuse, mais était-ce vraiment de la souffrance ? ".
Attiré par le sel, le brouillard accomplit, comme chaque nuit, son périple, et traversa la forêt de pins. L'ombre s'étira méthodiquement sur chaque marais, déversant une partie de l’âme de Jean sur les aires saunantes. Juste avant que l'aurore n’arrive, ayant accompli sa besogne maudite, elle ne représentait plus qu'une boule ridicule de quelques centimètres de diamètre. Elle tentait de lutter contre le jour pour rejoindre son tombeau. Elle virevoltait, tournoyait entre les pins comme un bateau ivre… "Vite, retrouver l'océan pour se régénérer, réintégrer la mer, le bateau englouti, sa maison". Le contact de l'eau fit cesser ses vibrations, et elle disparut au regard du monde, plongeant dans l’abîme.
Au petit matin, Gilles et Lucien contemplaient la désolation désormais quotidienne.
- "Encore une récolte foutue !" s'étrangla Lucien.
Gilles fut ému de voir une larme jaillir de l'œil de son père. Elle coulait tristement sur la ride profonde de sa joue. Le souvenir fugace de la forme noire venant de la crique lui revint à l'esprit. Il eut le pressentiment que lui seul pourrait affronter ce danger. N'était-il pas un oiseau de nuit ? Le seul capable d'apprivoiser les mystères et les ombres ? Même l’océan lui parlait !…
La journée fut longue et harassante pour l'ensemble des sauniers. La besogne était rude et décourageante. Chacun s'occupa à curer son marais, charriant des tonnes de sel gluant ressemblant à du pétrole. Des collines sombres s'élevaient désormais à côté des étiers, souillant l'horizon plat de leurs terrils de sel puant. Le soleil commençait à décliner.
- "Arrêtons-nous" dit Lucien, essuyant la sueur qui perlait sur son front. "Allons dîner".
Il interrogea Gilles, désignant une butte bordant une vasière :
- "Et si nous nous cachions ici ce soir ? Qu'en penses-tu ? ".
Gilles acquiesça : "C'est un observatoire idéal !". Silencieux, ils se mirent tristement en chemin. La soupe les attendait. Jeanne ne dit mot en les voyant. Les sauniers arrivaient, les uns après les autres, devant la fermette de Lucien. Le repas terminé, ils sortirent de la maison, chargés de quelques vivres. Lucien prit la parole devant l’assistance :
- "Vous savez ce que nous devons faire. Bonne chance à tous".
Le curé dit une prière et bénit les hommes. Cela sonna le départ. Chacun se dirigea le cœur lourd pour aller protéger son marais. Lucien et Gilles prirent aussi le chemin de leur "cache". Ils s'installèrent le plus confortablement possible dans d'épaisses couvertures, l'esprit en éveil, attendant un mouvement inhabituel. Tout semblait calme.
Comme chaque nuit depuis deux lunes, Victoria implora par son rituel les forces du mal et, comme d'habitude, Jean, du fond des ténèbres, lui répondit…
Depuis leur repaire, Gilles écoutait les bruissements de la nuit. Une douce brise faisait craquer les arbres, et en écho, le hululement d'un grand Duc semblait lui répondre. Soudain, le silence envahit le monde, et le temps sembla se figer. Gilles devina plus qu'il ne vit l'ombre rampante.
Immobiles dans leur fosse, les deux hommes se relevèrent ensemble, scrutant intensément l’obscurité. Brusquement, un écran immense et informe apparut, voilant la lune et les étoiles.
- "Mon Dieu ! Comment pouvons-nous lutter contre cela ?…" dit Lucien.
- "Il faut suivre « cette chose »" murmura Gilles, fasciné.
Une longue marche débuta alors. A chaque fois qu'ils abordaient un nouveau marais, ils voyaient que plus personne ne faisait le guet, même pas Georges. Tous fuyaient devant la masse imposante qui étendait des lambeaux d’encre noire sur les cristallisoirs immaculés.
- "Père, regarde ! Le brouillard diminue".
- "Tu as raison. Il doit déverser son poison et s'affaiblir au fur et à mesure. Dès qu'il sera suffisamment petit, nous l'attraperons dans ce sac".
- "Nous ne l'attraperons jamais comme cela".
- "Tu as une meilleure idée ? ".
- "Non", répondit Gilles, dépité.
Après ce bref échange, la longue marche reprit. Au bout de cinq heures, le voile noir n'était plus qu'une simple boule tournoyant sur elle-même.
- "On y va" cria Lucien.
Lucien se rapprocha courageusement et, d'un geste vif, fit rentrer la forme dans sa besace. Mais, à son grand désarroi, elle la traversa, n'ayant pas plus d'effet sur elle qu'un vague courant d'air. La sphère décrivit un cercle autour de Lucien, et fonça vers la lisière de la forêt, semblant s’enfuir. Gilles se dressa subitement, coupant la trajectoire de l'âme noire de Jean. Celle-ci pénétra en lui. Le contact le fit tomber sur le sol, inconscient…
Au même instant, l'esprit de Victoria s'échappa de son corps et rejoignit l’âme de Jean dans celui de Gilles. Dans la masure de Victoria, il ne restait plus, étendue sur le lit, qu'une dépouille sans vie.
Dans son sommeil artificiel, Gilles sentit instantanément leur présence. Il fut envahi d'une joie intense, d'un sentiment diffus de retrouvailles. La fusion des trois âmes n'en ferait plus qu'une… Deux amours perdus s'étaient retrouvés dans le corps de l'enfant de la nuit, apaisés enfin.
Il s’éveilla dans sa chambre. Lucien et Jeanne étaient penchés sur lui. Un cri sortit de la douce bouche de sa mère.
- "Mon amour, mon enfant, Dieu merci !".
- "Tout va bien" dit Gilles, le regard apaisant.
Il fut surpris par le son qui sortait de ses lèvres. Sa voix était légèrement modifiée, plus vibrante et plus chaude.
- "Cela fait combien de temps que je suis là ?" s’enquit-il d’un air étonné.
- "Ton père t'a ramené il y a trois jours" répondit Jeanne, les yeux embués d’eau salée.
- "Fils, ce jour est béni. Depuis ton évanouissement, le sel a repris sa couleur naturelle. Même les collines noires sont blanches ! Nous avons de quoi en vendre pour toute l'année".
Gilles acquiesça au bonheur de ses parents, et se rendormit pour apprivoiser ses nouveaux amis.
L'âme de Gilles redonna la joie et la spontanéité de ses quinze ans au couple perdu : une symbiose enrichissante, une cohabitation parfaite. La vie reprit ses droits. Les sauniers fêtèrent l'événement dans la joie, et personne ne parla plus de ce mystère, ni de Jean et de Victoria.
Gilles, devenu adulte, fut saunier durant toute sa vie. Il passe désormais sa retraite à St Gilles Croix de Vie… Si vous vous promenez sur le port, cherchez un vieillard tranquille. Comme moi, vous découvrirez peut-être Gilles. Vous le reconnaîtrez facilement. Parfois, ce vieillard parle tout seul ; mais parle-t-il réellement tout seul ?…
Il a aussi les yeux qui changent de couleur, selon le temps : bleu lorsque le ciel est bleu, et d’un noir étincelant quand, les deux pieds enfoncés dans le sable, il regarde la mer et la lune.

fin













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Par gilmon le 20.10.12

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