Les folles Histoires de Sam Lgaouri - 1 - Les présentations

J’ai sept ans. Enfin je crois. Et va pas penser tout de suite que je suis un génie parce que je sais déjà écrire des livres et tout ça hein. Moi je sais rien de ce qui se passe dans le monde ni même nulle part. D’abord je sais pas lire et je sais pas écrire. Et comme y a aucune chance que j’aille à l’école un jour, crois moi de ce côté là c’est foutu. Je regarde la télévision de temps en temps chez L’Oncle Aziz l’épicier parce c’est le seul à en avoir une, mais j’y comprends pas grand-chose non plus, parce que c’est ou en arabe, ou en berbère, ou en français. Et moi je parle que darija. À toi je peux le dire, je regarde juste les images et je leur fais jouer dans ma tête les dialogues que moi j’ai décidés, et je me sens trop fort quand je fais ça. Même si entre nous y a pas de quoi.

Je suis jamais sorti de ce quartier et tu sais? j’ai jamais vu à quoi ça lui ressemble Casablanca. J’ai même jamais vu l’océan.


Crois pas que je te dis ça pour que tu as de la pitié ou quoi hein. C’est juste qu’il faut que je te dise la vérité, que tu saches qui je suis, un peu. Et si je fais ça dès maintenant, c’est pour t’épargner des déceptions après parce qu’elles finissent toujours par te tomber dessus un jour. Je veux pas d’histoires entre nous. Des histoires, moi je les raconte, c’est tout.

J’ai 7 ans. Enfin je crois. Comme j’ai pas de nom et personne m’a dit mon prénom j’ai décidé de m’appeler tout seul. Même que parfois je change de prénoms juste comme ça pour rigoler ou pour changer de vie. Moi je me marre vraiment bien quand je joue ces jeux-là mais je te raconterai ces histoires après, là j’ai pas le temps. Simplement que tu saches, y a que dans ma rue qu’on m’appelle Samir Lgaouri et souvent Lgaouri tout court.

Il va falloir que je te dise aussi. Je sais pas comment je suis attéri dans cette rue, ni même comment je suis attéri tout court dans cette vie. J’ai été élevée par un tas d’oncles et de tantes et de frères mais je me souviens de rien avant 5 ans et je crois que c’est tant mieux comme ça. Parce que dès que tu commences à grandir un peu et te rappeler des trucs de la vie, c’est foutu crois-moi.

C’est à six ans qu’on a ses premières grosses déceptions: j’ai appris que pour atterrir, il faut aussi un père et une mère, et ça, moi je savais même pas qu’il y en avait besoin, ni même que ça pouvait bien exister. Mon deuxième gros chagrin, c’est qu’après, j’ai très très longtemps chouiné, pleuré, chialé, sangloté, hoqueté, j’ai même arrêté de respirer pour faire éclater mes yeux mes oreilles ma cervelle. J’ai fini par m’évanouir. Puis je me suis réveillé je sais pas quand sur le trottoir, un peu étourdi. Seul. J’ai réalisé qu’en plus j’avais ni oncles ni tantes ni frères. Je devrai me démerder tout seul dans cette chienne de vie.

La plupart du temps, je traîne dans ma rue, de long en large et souvent de travers, parce que tu verrais ce que c’est cette rue, toute en creux et en bosses. Je sifflote pour avoir l’air de rien tout en faisant cinquante mille allées et venues parce que la vérité, j’ai rien d’autre à faire, et surtout j’espère secrètement croiser des mamans. Va pas croire que je suis un pédophile ou quoi, ça va pas! Simplement quand j’en croise une qui me sourit, j’en profite un peu pour faire l’intéressant. J’aime bien faire l’intéressant pour qu’on s’intéresse à moi.

Justement ce que je voulais te raconter, ce matin après des tas d’allers-retours, toujours l’air de rien parce qu’il faut être un minimum fier quoi, j’ai croisé une maman, très belle. Elle me regarde avec un sourire apaisant et moi je me sens bien comme je saurai pas le décrire, comme si son sourire m’avait pris dans ses bras. Elle passe à côté, me caresse les cheveux - je suis fou de joie! - et me dit:
« Tu es très beau ».
Moi, je lui rends un sourire de toutes mes forces qui me fait encore rudement mal à la mâchoire là tout de suite que je te parle.

Tu sais, j’ai compris un truc dans cette foutue vie, c’est que je serai jamais heureux. Alors au lieu de ça j’ai décidé d’être joyeux. Et de rendre les gens joyeux autour de moi. Les grands ils croivent qu’il y a que les maladies la violence et les mauvais trucs qui se répandent mais tu sais, les grands ils sont prêts à croire tout ce qu’on leur raconte. La joie aussi c’est contagieux. Je veux passer ma vie à sourire. Et va pas t’imaginer que je suis un philosophe et tout, ah la-la pas du tout, je suis même un sacré filou, un chapardeur et aussi il m’arrive d’être un fieffé menteur. Pas tout le temps hein, et que tu croives pas que je suis un farfelu ou quoi. Même que si je fais ça c’est parce que je suis personne, alors parfois je prends la liberté d’être un peu tout le monde.


Enfin la maman reprend sa marche, et moi je continue de trotter derrière elle, comme ça, je sais pas pourquoi. Parfois je fais des trucs je sais pas pourquoi. De temps en temps elle se retourne et me trouve encore en train de la suivre. Soudain, elle s’ arrête chez L’oncle Aziz l’épicer, et emplit un cornet de bonbons qu’elle me tend avec son sourire de fée. Va pas croire que je suis un sensible ou un allumé ou quoi, mais ça arrive jamais ce genre de trucs alors moi, quand elle a fait ça, mon coeur s’est emballé et je crois bien que je me serai envolé tout seul dans le ciel si j’avais eu des ailes à ce moment-là. Parce que quelqu’un que tu connais pas qui t’achète un paquet de bonbons juste comme ça pour te donner un peu de joie, c’est vraiment du tonnerre. J’avais tellement envie de pleurer, qu’au lieu de ça j’ai pissé.

Elle me sourit une dernière fois puis s’en va. Mais curieux ce sourire je saurai pas décrire. Comme elle regarderait un clown triste. Je suis restée plantée devant l’épicier très longtemps, à l’observer en train de partir.

Elles s’en vont toutes, toujours, toujours, parce que je suis dommage, personne aime ça, un clown triste, en plus qui vient de faire pipi, et moi je me sens maintenant très très très mal, comme si j’étais au fond d’un puits. Les puits me terrifient. J’ai soudain plus envie de rien, j’ai plus envie d’être là, plus envie d’être, c’est tout. J’ai même plus envie d’un bonbon.

Tout à coup, la voix de Saïda Bent L3aouja me fait sursauter:

” Tu as de la chance le môme. Tes copains de rue, les K7al Rass ici, ils n’ont ni bonbons ni sourires. Petit tu as rien pour toi que ta gueule alors prends en soin. T’es blond, t’as un sourire d’ange, t’es déjà béni. Après tu vas t’abîmer et un jour plus personne va te sourire puis te parler puis te regarder puis tu vas finir par crever comme de la merde sans avoir existé nulle part. Regarde moi j’ai jamais existé sur aucun registre et je vais crever sans même jamais laisser une signature quelque part. Chaque fois qu’une estafette passe tout le monde détale et se planque même si personne ici a rien fait, simplement tu dois te planquer pour qu’on sache pas que t’existes, parce que t’as pas le droit. Même si t’as demandé ça à personne, toi, d’exister. Quartier de bâtards, et nous on est des herragas dans notre propre pays, sans identités, oubliés, et sans arrêt à l’affût, terrifiés d’être raflés pour un délit qu’on a pas commis. Celui d’être, et pourtant de n’exister nulle par. Toi non plus. T’existes pas le môme. Je sais, c’est dur mais moi tu le sais je mâche pas mes mots.”

Tante Saïda Bent L3aouja. Je la regarde et je me dis que toute façon il lui reste plus assez de dents pour mâcher quoi que ce soit. Elle est très maigre et très vieille, le visage sec et abîmé. Avant elle était une femme elle avait une vie mais ça peut pas durer tu comprends, avec le temps.
J’ai entendu dire qu’elle faisait de la proxénétisation. Je sais toujours pas ce que ça veut dire, mais entendu comme le mot est compliqué, ça doit être un truc très fort qu’elle faisait. A cause du temps qui passe, ça a commencé à vraiment se voir qu’elle était esquintée, alors plus aucun monsieur a voulu de ses consultations, et c’est là qu’elle a renoncé à ses diplômes pour demander des pièces aux passants, en leur racontant des tas de bobards. Je trouve que c’est vraiment pas juste d’avoir autant de diplômes et un métier aussi compliqué qu’on peut pas le prononcer, pour finir comme ça. Moi elle me fait une peine terrible. Terrible.
Tante Saïda Bent L3aouja. Tout le pactole qu’elle mendie , elle court le claquer une fois par semaine en ville pour des pots et des crèmes qui jurent de lui blanchir la peau. Elle se tartine toutes les heures le visage d’épaisses couches de crèmes et de rouges et de fards, mais elle arrive quand même pas à combler tous les trous. Je dirai que même, sa figure, c’est pire après ça, mais vaut mieux pas se mêler de trucs de femmes, parce elles en profitent tout de suite pour faire des drames. Pourtant faut reconnaître ,Tante Saïda Bent L3aouja, sans blague, même si elle a plus de dents et de cheveux, elle est quand même du tonnerre à l’intérieur que tout le monde peut pas voir.

Dans ma rue, on vit entre nous, comme une meute de chiens galeux abrités par des plastiques et des cartons et quelques briques. Parfois, il règne un calme chaleureux, les gens achètent le pain au four à pain et leurs conserves dans la minuscule bicoque en bois qui sert d’épicerie en échangeant des amabilités et des simagrées et tout ça, juste pour montrer comme ils sont des voisins aimables. Et la seconde d’après c’est un raffut du diable qui gronde, pour un mot de travers.

Tu sais ici la bagarre c’est très contagieux, dès qu’il y en a un qui montre son poing, c’est tout le monde qui s’y met en même temps et alors ma rue, ça devient un bordel pas possible. Personne peut plus arrêter la boucherie.
Parce que dans ma rue pour montrer que t’es un homme tu dois tout le temps défendre ton honneur et du coup ça rend tout le monde très très susceptible, ces histoires d’honneur. Ensuite tous ceux qu’attendent toute la journée contre le mur ou sur le trottoir qu’il se passe enfin un truc, vite ils s’en mêlent et se défoulent à coups de pierres de verres de lames et tout ce qui se trouve sous leurs mains enragées, sans même savoir pourquoi ce carnage. Moi je trouve qu’ils ont un peu raison de pas chercher à savoir parce qu’au fond, des raisons de se bagarrer y en a toujours des tas. Je t’avoue ça à toi et j’ai même un peu honte, mais je me planque dès que ça chauffe dans l’air parce j’aime pas les bagarres des grands. Ni les bagarres point.


J’ai des tas d’oncles et de tantes. Et de frères et de soeurs. Bon je sais maintenant que c’est pas pour de vrai mais la vérité aussi, ça me fait me sentir quelque chose dans mon ventre d’appeler Mon Oncle et Ma Tante. Et quand on me dit Mon Fils ou Mon Frère alors là c’est comme si quelqu’un avait pincé mon coeur avec ses doigts même si ça se voit pas de dehors et que je reste vivant encore.

Dans notre meute, il y a l’Oncle l’Haj, qui a un regard paisible mais dès qu’il se met à parler il déraille complètement. Il confond tout et tout le monde mais à son âge, il a pas le choix qu’il aie plus toute sa tête alors personne lui en veut vraiment. Il y a aussi Oueld L3aouja, c’est pas son fils mais parce que lui aussi il est chauve et il a plus de dents, et Rbiia qui se prend pour un gros dur, même que je trouve qu’il frime un peu alors qu’il y a rien de quoi franchement, et Chen9our qu’on a appelé comme ça parce qu’une fois, petit, il a découpé une chienne avec une hache, et y a encore plein d’autres dans la meute mais je peux pas les citer tous ici tu comprends, je t’ai déjà dit j’ai pas le temps.

Bon je dois aller faire ma tournée. Tous les jours je remonte et redescends ma rue cabossée, je vérifie soigneusement que Tante Saïda Bent L3aouja, L’Oncle L7aj, L’Oncle Saïf et tout le reste sont bien là, et je les retrouve à chaque fois, bien à leur place, avec moins de cheveux et moins de tout, mais c’est pas grave, je leur en veux pas trop tellement je suis rassuré de les trouver encore là.
Je fais ça parce que faut avoir le sens de la famille, et fais gaffe, va pas croire que je suis un sensible ou que j’ai pas de fierté ou quoi, je te préviens.


Il y a aussi cette jeune fille qui vient nous visiter de temps en temps le vendredi pour nous distribuer des livres ou du couscous, elle persiste à ramener ses livres même si elle sait qu’on préfère le couscous nous, et que ses livres, ils finissent en cornets chez L’Oncle Aziz. Elle me dit toujours qu’elle est prête à perdre 99 livres si elle sait que le 100ème qu’elle aura distribué sera peut-être lu. Elle est un peu dingo je trouve mais tout de même cette nana il faut l’avouer, son couscous il déchire. Elle me dit aussi qu’on est tous des fruits de la passion dans cette rue. La vérité c’est qu’on est tous des enfants de putes, et aucun de nous connaît vraiment sa famille.


J’ai 7 ans et je veux que tu m’écoutes. Je donne tout ce que je chipe à un gars qui note ce que je lui dis d’écrire parce que je te l’ai déjà dit je crois, que je sais pas écrire. Je vais jamais aller à l’école parce que j’ai pas de papiers ou d’âge ou de nom ou rien. J’arrête pas de jeter des pierres aux écoliers qui viennent se perdre ici, comme ça, juste pour me venger, et tout de suite après quand ils sont partis je me sens très très mal, minable, misérable. C’est affreux.

Tu sais, mon copain 3ouita il a 6 ans, il a crevé hier matin sans me prévenir ni rien le salaud. Et moi je veux pas disparaître comme ça sans prévenir ni rien le salaud, sans rien laisser, comme si j’avais jamais existé. Je veux te raconter mes histoires, les histoires de ma famille, parce qu’on existe, et parce que un jour, on va bien finir par crever nous aussi et ça y a pas le choix je te jure, j’ai tout fait pour imaginer des solutions, mais que veux-tu.
Alors tu te rends compte c’est terrible plus personne, personne sera là pour nous rappeler, et même que quand je vais crever je pourrai même plus te raconter nos histoires et alors, et alors, aucun humain, aucun papier saura jamais qu’on a existé. Ce sera complètement fichu.

Et dis, toi, tu veux bien les écouter mes histoires?


http://ahlemb.com












RETOUR


Par Ahlem B. le 12.10.12

Publications du même auteur
Toutes les publications Poésie


Noter :



Partager :

Tweet