Les folles histoires de Ahlem B. - 'Les Bijoux Indiscrets

Aujourd’hui ma mère s’est réveillée dans une sacrée forme et moi quand elle se réveille dans une sacrée forme comme ça, avec des airs inquiétants de mère formidable, je sais que cette journée elle est foutue. Et ça a pas manqué.

Aujourd’hui c’est la fête.

Donc, en ce matin qui revêt encore les stigmates de l’aurore, je suis tirée du lit frottée brossée parfumée endimanchée jusqu’à ressembler à une de ces fillettes modèles de la Contesse de Ségur. Puis trimballée comme une image pour la gigantesque tournée familiale auprès de proches qu’ont plus rien de proche du tout. Je jette un oeil dans la glace avant de sortir: j’ai l’air d’une bonne fille.

Bonne fille, mon cul. Comme si on pouvait être aussi simplement bonne ou mauvaise. Comme si les choses étaient si simples. Ça me tue.

Bref. Ce que je voulais vous raconter. On arrive chez cette tante vieille comme le monde, elle m’accueille à franches coudées d’exclamations et d’embrassades et de métaphores.

“Une gazelle, une gazelle, une gazelle. Un diamant, un diamant, un diamant. Etc. Etc. Etc. “

Pendant qu’elle chantonne ça, l’aïeule me pince les joues les bras de nouveau les joues et rebelote le manège une bonne dizaine de fois avant de s’arrêter subitement, une fraction de seconde, sur ma poitrine.
Son regard.
J’ai peur.
Avant même que je puisse l’éviter elle pince franchement mes seins naissants. Et je vous jure ils ont déjà envie de crever.

A cet instant je la déteste. Moi je lui demanderais bien d’arrêter ce cinéma mais allez faire ça sans passer pour une sale gamine. Je reste donc plantée là à me faire tripoter en écoutant ces conneries. Avec politesse.

Sans blague quand on y pense, c’est horrible.

J’entre dans le salon et me retrouve nez à nez devant une horde de vieux, une nuée de couples, une meute de cousins, un essaim de jeunes filles: un bruyant bazar règne dans le salon qui finit définitivement de me coller le cafard.

Faut que je vous dise, les embrassades et ces conneries c’est pas mon truc. C’est que je trouve ça même un peu ragoûtant ces gens qui déposent leur moiteur sur vos joues.
Et pourtant moi, de servir des bises et des formules à la noix à ce joli monde.

Je m’assois. On m’a flanqué une place pour les gamins, c’est à dire une place de merde. Pas une once de considération pour les gamins. Sans blague. Tout de même c’est un peu vexant cette façon de te signifier que t’existes pas. Comme si t’étais encore vide. Et moi ce vide ça me fiche des tas de vertiges et de nausées. Parce que ce que je trouve terrible dans tout ça c’est que pourtant t’existes. Mais ça bien sûr ils s’en foutent. Les adultes, c’est dingue comme c’est égoïste.

Bref. En face, une rangée d’ancêtres squatte tout un matelas, grassement étalée, emmaillotée dans une superposition de cotons et de laines, de bijoux et de pierres, de fards et de khôl. Et moi je suis là et je macère ma nausée.

“Diamant, Diamant, Diamant.” Je trouve ça très moche de dire ça à quelqu’un, que c’est un diamant je veux dire. Figurez-vous un diamant ça se raie pas, ça s’écorche pas. Et même si c’est vrai que c’est sacrément beau quand ça scintille et tout, ça ne s’écorche pas, vous vous rendez compte. C’est terrible. Moi je crois que c’est un cadeau empoisonné. Je crois que ce qui ne s’écorche pas, se viole.

Je sais pas pourquoi je pense maintenant à Diderot, aux “Bijoux indiscrets”: comme ça m’avait fait marrer ses histoires de bijoux qui parlent

Je réalise que je fixe cette femme avec insistance, presque malgré moi, mais c’est dingue j’arrive pas à détourner le regard de sa mine glacialement compassée. Elle me file la chair de poule avec son tailleur noir impeccablement coupé, ses ongles impeccablement manucurés, ses réponses impeccablement formulées.

Je pense de nouveau à Diderot amusée et j’imagine une voix pincée sortir soudain de ses lèvres pincées:

” Moi je déprime. Ah il était pourtant parfait sous toutes coutures disait ma mère. Parfait mon cul. La seule chose que je chevauche la nuit c’est cette foutue couverture, et moi je me fais royalement chier.”

Je la regarde à nouveau. Je suis secrètement pliée.
Maintenant c’est toute la cour que je fais caqueter . Sans blague moi j’écoute et je me marre.

” Moi le mien c’est un ignare. Même pas fichu de savoir où il va, merde depuis le temps. Il a jamais été foutu de comprendre quoi que ce soit à un corps de femme. Un triple-idiot.”

” Moi Hahahaha une vraie fêtarde. Elle s’éclate. Hahaha ce qu’on vit bien quand on est enfin libéré du joug du premier mari. Les filles mariez-vous et débarrasez-vous du premier, sans blague c’est le début de la liberté.”

Je lève les yeux sur cette dernière. Pas possible que ça sorte de cette carcasse. C’est une tante qui s’est mariée au moins quatre fois et même si je trouve que ça déchire, tout de même, imaginer des vieux qui s’excitent et s’encanaillent je vous jure ça a de quoi vous bouleverser longtemps.

Bref.

” Moi la première fois que je l’ai vu j’ai pensé: ce qu’il est moche son truc. Un vieillard tout mou et fripé. Elle disait l’aimer. Moi j’ai prié des centaines de fois pour qu’il crève.”

” Moi quand elle a envie d’acheter un truc qui lui plaît, ou même qui lui plait pas, elle me poudre me farde me peinturlure pour l’escroquerie. Hop le whisky, hop les baisers, hop les boucles. Quelques minutes et c’est bouclé.”

” Moi c’est le laisser aller total, le navire coule. Depuis qu’elle m’a fait pondre ce morveux elle m’en veut je crois. Peut-être c’est de lui avoir justement fait pondre ce morveux, va savoir. Mais pour moi finies les soies et dentelles. Maintenant je suinte dans une culotte gainée. Et lui ça fait longtemps qu’il ose même plus m’approcher de trop près.”

” Moi elle a failli me trancher la tête au rasoir pour sa nuit. Il faisait noir et elle s’était un peu égarée dans sa géographie. Pendant des jours elle a testé des trucs dingues sur moi, finalement c’est pour la lame qu’elle a tranchée. Lui, j’étais pliée quand je l’ai vu fanfaronner devant sa famille et ses amis. Quel con, j’ai pensé.”

” Moi j’en ai marre. Tous les pauvres gars qu’elle rencontre, ils lui parlent de respect. Saloperie, je veux pas être respectée moi. J’ai 30 ans passés et je veux bien m’en foutre moi du respect. “

” Moi j’en peux plus j’ai mal partout, tout le temps. On m’a mariée à un obsédé. Complètement possédé le démon. Ca fait pas un mois qu’on est marié et lui me coince au moins une demi-douzaine de fois par jour. Merde je veux rentrer chez ma mère.”

Enfin je rabats les caquets. Enfin, on s’en va et moi je suis pliée.

Sur le chemin du retour j’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette journée. C’est un peu moche tout ça, je le sais, mais n’allez pas croire, je les déteste pas. Je les déteste pas tout le temps je veux dire. Même que je me souviens, certaines m’ont baladé dans les souks quand j’étais gamine en me pourrissant de bonbons et de bricoles et moi je passais des moments du tonnerre. On peut tout de même pas détester quelqu’un avec qui on a ce genre de souvenirs, non?

Même que parfois, quand je suis loin, oui, parfois, j’y pense et je me dis que finalement je les aime bien. Les pauvres cons.

Ce qui m’a pas empêché de rentrer ce soir-là à la maison la nausée jusqu’au menton. J’ai gerbé tout mon soul. Parce qu’au fond quand on y pense vraiment, tout ça, c’est horrible.

http://ahlemb.com












RETOUR


Par Ahlem B. le 29.08.12

Publications du même auteur
Toutes les publications Poésie


Noter :



Partager :

Tweet