Les Folles Histoires de Ahlem B.

C’est curieux comme certains jours iI peut vous arriver des trucs dingues comme ça à la chaîne, sans répit, comme si l’univers entier conspirait pour que la même journée se déroule en folles tribulations.


Bon ce que je voulais vous raconter. Je suis en train d’attendre mon bus assise sur le rebord du trottoir parce sans blague c’est même pas la peine de rêver d’un banc, et je lis tranquillement ” La dame aux camélias” au milieu d’une grande avenue déserte. Il faut dire que c’est vendredi et il doit pas être bien loin de 13h, l’heure de la mosquée ou du couscous. Et l’heure de tous les sanglants possibles dans nos rues.

De temps en temps je lève les yeux pour observer le paysage: les rayons de soleil subliment les contrastes et révèlent un patchwork d’images colorées et exotiques, grises et noires, crades et puantes. Elles s’entassent avec confusion sur le ciel bleu, pur, lâchement neutre.

L’allée de villas fait défiler ses façades fleuries et ses palmiers gras le long de l’avenue balafrée par des terrains improvisés en décharge ou en squat, par des maisons abandonnées ou négligées, et aussi, et aussi, là-bas, plus loin, tout au fond, par cet immense bidon ville qui planque ses intestins derrière un muret en pierres et quelques palmiers faméliques.


Tout à coup j’aperçois une silhouette se dessiner entre les épais nuages de poussières et de fumées qui surplombent l’asphalte. Les contours se précisent peu à peu: un t-shirt blanc noirci de crasse flotte sur un corps squelettique et s’échoue sur un pantalon vert difforme complètement râpé par l’usure. Ma vision tient à la main une radiocassette déglinguée qui fait grésiller sa friture de cha3bi.

J’avoue que je la sens pas trop cette apparition alors je fixe la page de mon roman la mine hyper concentrée. Je la fixe tant et si bien que je finis par me rendre compte que mon nez est littéralement plongé dedans. Je me redresse faussement digne et me dis qu’il va peut être passer son chemin.

Le cow-boy marche en dodelinant moitié dansant moitié défoncé. Et certainement aussi un trois-quart ivre.

Me lève me lève pas? Saloperie. Je me lève pas. Sans blague j’ai la frousse et j’aurai bien pris mes jambes à mon cou à la seconde où je me suis figurée qu’un homme et un début de femme se trouvaient seuls au monde sur une avenue abandonnée. Et je vous jure ça a rien de romantique. Même pas en comédie. Mais bon ça m’aurait crevée de me barrer en courant alors je serre les fesses et me concentre avec lucidité sur la partie qui va se jouer.

De toute façon c’est déjà fichu il m’a repérée et vient vers moi titubant et chantant.

Bref. Sa radio continue de faire pétiller ses joyeuses notes de cha3bi interrompues ici et là par les hurlements intempestifs et hallucinés de deux commentateurs sportifs. Ils s’égosillent à se vider les poumons et nous crever les tympans sur 2 syllabes: Hadaffffff, et le f est une syllabe à lui tout seul. Sans blague. Je dois préciser toutefois, n’en déplaise aux fanatiques, que souvent de hadaf il n’y a, et que le soufflet retombe illico pour s’avachir sur un dernier brin de souffle dépité :” Presque”.
Et alors le cha3bi de repartir de plus belle.

Il reste un moment assis à côté de moi comme ça sans piper mot, seul au monde avec sa musique. Je me dis que ça va peut-être durer comme ça jusqu’à ce que ce fichu bus arrive enfin. D’ailleurs j’en profite pour cracher tout bas et dans une mauvaise foi rageuse qu’à conduire comme des cinglés ces bus ils pourraient au moins se fendre de se pointer à l’heure.

Je reste donc assise l’air de rien mon livre à la main et les yeux rivés sur cette ligne que je me répète en boucle: “Les femmes sont impitoyables avec les hommes qu’elles n’aiment pas.” Je me dis que c’est sacrément bien formulé et je pense à toutes ces choses impitoyables que j’ai pu faire. C’est vrai que je peux être un monstre mais c’est plus fort que moi sans blague. Quand j’aime pas je veux dire.
Bref. Je me rappelle que c’est pas le meilleur moment pour remuer tout ça.

Soudain l’importun se retourne vers moi lentement, très sérieusement marquant chaque mouvement pour en observer les effets sur mon visage. Il fait glisser ses Ray Ban pétées sur son nez avec l’index puis les remonte. Il me sourit et s’installe plus à son aise.

Merde c’est reparti.

” Salam oualikoum

- Alikoum Salam. ” Je réponds poliment.

À présent il m’observe, silencieux, extrêmement concentré. Ça dure un sacré moment et pendant ce sacré moment moi je sais carrément pas quoi faire de mes mains de mes pieds de mes yeux. Faut dire, y a pas de quoi se sentir très à l’aise non plus.

Il finit par lâcher enfin:

” Toi gamine j’te sens bien. Je sens les gens tu vois c’que j’veux dire je sens les gens moi. Je sens les gens et toi j’te sens bien.

En tout cas lui il sent. Et très fort.

- Gamine j’te dis t’as une énergie particulière un magnétisme que j’peux flairer avec ça. Je sens les gens j’t’ai dit j’ai un don. Tu comprends ça gamine? “

L’extralucide joint la parole au geste pointe le doigt sur son pif et fait mine de me renifler. Je recule.

C’est irritant comme il persiste à m’appeler gamine. Mais vous comprenez c’est pas trop le moment de faire la difficile alors je relève pas et
réponds très vite que j’ai compris. Histoire aussi de mettre fin à ses tics de rongeurs un peu ridicules. Et un peu flippants, faut pas déconner.

” T’as une gueule d’ange et j’peux pas faire de mal à une gueule d’ange. Tu devrais faire attention ici gamine. Y a pas qu’la nuit qu’les chats sont gris.”

Et le voilà de partir d’un énorme éclat de rire. Il est tout fier de sa formule et continue de se marrer hilare un petit moment encore.
Ma parole il aurait avalé une tribu de rats morts qu’il fouetterait pas aussi fort.

” Elle était bonne celle-là, hein qu’elle était bonne?! ” Il me regarde cherchant de nouveau des signes d’approbation dans mes yeux.

- Tu m’rappelles ma petite soeur c’est une gueule d’ange aussi fragile vulnérable douce. Tellement qu’ j’la laisse pas poser un pied dehors. Je la protège à double tour! J’te dis gamine t’as rien à faire ici toute seule y a un tas d’horreurs qui se passent dans les rues. Et je sais de quoi j’parle.”

Regard entendu.
Je déglutis.

Subitement il change de sujet. Il tourne le volume de sa radio au maximum puis me demande:

- Tu aimes le cha3bi?

Il faut savoir reconnaître les questions rhétoriques lorsque ç’en est. Et à cet instant ç’en est définitivement
Sans blague je crois qu’il serait bien capable d’oublier ses histoires d’ange et de soeur pour me découper en morceaux si je m’essayais à une quelconque forme de négation.

J’opine donc. Presto.

“T’as bien raison!” il s’exclame visiblement satisfait. On aurait dit que j’avais ouvert une vanne et lui me déverse sa passion avec un enthousiasme sincère, une euphorie contagieuse.

- Le cha3bi c’est la vie! J’te jure gueule d’ange le cha3bi y a qu’ça dans la vie! J’en suis fou j’en suis dingue et j’te jure une soirée sans cha3bi c’est d’la merde! Ah les soirées de fou que j’ai passées avec cette musique!

- Tiens écoute! T’aimes cette chanson?!

Il attend pas ma réponse et me tend sa radio. Il se met debout en levant les bras en l’air et tournoyant sur lui-même, tapant des mains dans le rythme. Sans blague il s’éclate. Et sans blague moi aussi je suis pliée.
C’est juste dingue tout ça.

La chanson est interrompue une fois encore par les commentateurs et leurs cris hagards. Ca distrait le mélomane qui revient à ses histoires de gueule d’ange.

- Gueule d’ange j’t’aime bien. Attention à toi. J’te dis c’est beaucoup trop dangereux de rester toute seule ici.


Subitement ses paupières se dilatent.

- Tu sais quoi gamine? Je viens d’avoir une idée géniale!

Merde.

- J’vais attendre avec toi ici qu’le bus arrive. Non mieux j’taccompagne à l’école! Yallah viens! Et puis comme ça on va continuer d’écouter not’ musique ensemble. Et t’inquiètes t’es en sécurité avec moi!

Tu parles d’une idée géniale.

Je guette un taxi l’air de pas en guetter du tout histoire de pas vexer l’illuminé. Sans blague ça peut être très très susceptible.

- D’ailleurs si tu veux qu’j’te débarrasse d’un emmerdeur t’hésites pas à me le dire, j’te considère comme ma soeur maintenant tu m’le dis et tout de suite j’le tue j’l’égorge j’le trucide. N’importe qui. Parce qu’il te regarde de travers ou parce que t’aimes pas son regard. J’te jure qui tu veux. J’l’égorge de là à là. Couic!

Aussitôt de me faire la démonstration avec l’index.

- Allez dis moi qui t’emmerde j’vais t’débarrasser d’lui maintenant. J’peux être un fou quand j’veux.

C’est qu’il insiste vraiment le bougre et Il commence à s’énerver que je lui donne personne à trancher. Et pour me rappeler qu’il plaisante pas avec la famille, il remonte le bas de son pantalon puis me montre fièrement son couteau maculé à moitié planqué derrière une chaussette dévastée.

C’est là que j’ai opté pour le compromis.
- Ecoute si je pense à quelqu’un ou si on m’embête promis juré je t’appelle.

- Ouais attention t’es comme ma soeur j’tai dit. Demande Abid et tu verras c’que j’en fais de ce f de p de m qui viendrait ternir ce rayon de soleil. T’as illuminé ma journée gueule d’ange tu le sais ça? T’es un rayon de soleil tu le sais ça? Change pas et protège toi. Et sors plus seule dans la rue c’est trop dangereux. T’aurais pas été sympa j’taurai sûrement crevée. T’imagines?

Je réalise que ça fait 30 minutes que j’imagine mais encore une fois je dis rien et j’arrête le taxi qui passe par miracle à cet instant.













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Par Ahlem B. le 04.08.12

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