Les mouches d'un génocide

Nous le savons tous, les mouches survivent à tout et certains hommes aussi. Le récit ci-dessous est une fiction d'un génocide faite d'images qui, aussi cruelles qu'elles soient, nous renvoient à nos faiblesses mais aussi à un terrible questionnement: jusqu'où sommes-nous capables d'aller pour survivre? "Les mouches d'un génocide" vous est offert par l'Association l'EcriToire, association d'auteurs et d'aide à l'écriture que vous pouvez rejoindre: Centre Culturel Jean Vilar, La Roseraie, Angers, tel 02 41 19 63 46.


- Que vois tu là-haut ?"
- Une croix."
- Tête en bas ou tête en haut ?"


Voici, Docteur, le récit que vous m'avez demandé d'écrire.
Il y avait Tonton, vieux bonhomme, gros, hirsute; outre d'alcool dont le trop plein débordait. Le ressentiment flamboyait dans son regard, y maintenait une flamme de vie. A d'autres moments, elle était à peine perceptible. Comme si, vacillante par l'effet des larmes contenues, elle parvenait à se réfugier dans quelque catacombe branlante de l'esprit du vieillard. Ses yeux étaient toujours humides, clignant en des efforts lourds de lenteur.
Il fut notre médecin… Avant!
Il y avait Jean-Baptiste, mon âge, grand, rouquin, le sourire froid, plaqué sur des traits figés par l'horreur. Il perdait tous les jours une dent, affirmant à chaque fois qu'il ne pourrait bientôt plus creuser sa tombe… Ni les nôtres, ajoutait-il.
Et il y avait moi !

* * *

Nous marchions dans la savane chaude et humide.
Les mouches!
Nos têtes en sont cerclées. Quelques unes pénètrent nos oreilles, bourdonnent pour y crever, noyées dans le cérumen, asphyxiées par la poussière qui y est mêlée. Nos regards sont braqués sur l'azur.
La caisse fixée au parachute flottait, son ombre grandissant tel un monstre aux formes mouvantes. Les hautes herbes plient sous le poids. La toile du parachute, un instant auparavant si fière, se froisse misérablement, s'affaisse: un chiffon.
Nous courons. Tonton suffoque, tente de longues enjambées, vacille, se redresse dans l'effort. Je l'aide un peu. Nous y sommes. Le conteneur est immense, son ombre nous enveloppe; nous nous écroulons.
Jean-Baptiste se lève, il respire bruyamment. Je lui fais signe de se reposer. Il fait non de la tête:" J'ai oublié le pied de biche." Il repart vers le campement. Tonton essuie machinalement la sueur qui embue sa vue. Il plie le genou gauche, le soulève au niveau du nez. Son râle est celui d'un animal blessé.
Les mouches.
J'essaie de les chasser. Elles s'agglutinent à la commissure de mes lèvres. Je rêve de petites choses: un biscuit de guerre trempé dans un bol de café. Chaud ou froid ? Chaud, très chaud, ou alors glacé... pour sentir mon ventre revivre. Il est inerte.
Le soleil ne brille pas. Il brûle indifféremment hommes et plantes. Le ciel est bas ; il tombe, un peu comme la caisse tout à l'heure.
Tonton me tend son flacon de tord-boyaux, je refuse. Jean-Baptiste, trahissant la cérémonie, accepte. Moi, je refuse toujours. Le vieux le sait-il? Je ne veux pas parler, à cause des mouches. J'aimerais dire: "je voudrais que mon gosier brûle, Tonton. Je voudrais du feu dans ma tête." Je n'ose pas lui enlever son carburant.
Je l'observe. Ses traits se détendent: il rêve! Je l'envie. Mais à quoi peuvent bien rêver deux gibiers de potence, affamés, malades, perdus dans ce pays de misère et de sang? Quelques semaines auparavant, nous étions arrivés à ce poste sanitaire de la Croix Rousse. Mais ai-je encore la notion du temps ? Il y avait là tout un village, Docteur. Des hommes, des femmes, des enfants. Toute une vie !

* * *

Tonton pose une main sur mon épaule. L'autre frappe l'immense croix qui orne la caisse.
- C'est fini, maintenant, P'tit. Il y a là à manger pour le gosse et pour nous. Des médicaments aussi. Et sûrement une radio."
Longue tirade qui m'oppresse. Non! Il fait chaud, il fait seulement chaud. L'air est humide, la pression atmosphérique pesante. Je fais de l'hypotension, un peu de tachycardie aussi. C'est le climat expliquait Tonton. Pas la faim, non. Seulement le climat. Il me faut bouger.
- Je vais rejoindre Jeannot; il ne doit pas trouver."
Tonton me lance un regard indifférent. Un essaim de mouches me suit. Mon visage est une plaie: piqûres d'insectes. Toutes sortes d'insectes. Au début, je tentais de les répertorier. Les enfants me les vendaient, les enfants du village. Je tords la bouche, une grimace, un réflexe. Les mouches en profitent pour s'insinuer entre mes lèvres, je crache. C'est idiot, me disait Tonton, mais c'était avant... lorsqu'il était notre médecin.
Le premier baraquement est devant moi. J'entre, mes mouches me quittent. Jean-Baptiste est debout, immobile, hagard. A ses pieds, l'enfant gît. Sa tête est défoncée. Des mouches se collent au sang coagulé. Il fait chaud. Elles bourdonnent dans leur piège, se débattent. "Crevez! Crevez toutes!" ai-je envie de leur hurler. Mais je murmure à Jean-Baptiste:
- Lui aussi?"
Il me fait face, me toise. De la main, il balaie l'air devant lui. Enfin, il répond :"Oui, tu sais bien !"
Dehors, je chancelle. Jeannot me soutient. Nous partons vers la caisse. Le ciel est encore plus bas. Mes mouches me rejoignent.
La caisse nous défie de sa masse. Tonton se lève. Du regard, il fixe le pied de biche ensanglanté qui pend au bout du bras de Jean-Baptiste. Un océan de nuages passe au-dessus de nos têtes. Les mouches tournoient, formant des figures symétriques.
Les mouches... Il y en a aussi sur la croix. Elles copulent ? Non, elles se concertent. Leurs ailes s'agitent. Du plat de la main, Jeannot en écrase plusieurs. De gestes précis, délicat, il les rassemble, les enveloppe dans un vieux mouchoir.
"Viens, Tonton, lance t-il joyeusement, valsons!"
Les yeux du toubib se révulsent. Il crie, bave d'indignation.
- Pourquoi, Jean-Baptiste, pourquoi?"
Je m'assois. L'ombre de la caisse est fraîche, la sueur m'inonde. Je dis :
- Plus tard, Tonton, plus tard." A tous deux, je souris, en ajoutant : ouvrons la caisse, ouvrons-la."
Tonton écume toujours.
- Non, pas plus tard, maintenant! Les vivres sont là. Ce n'était pas la peine. Pour les mouches non plus!"
Il pleure, le vieux. J'insiste:
- Laisse tomber, Tonton. La caisse d'abord." J'y compte, j'y compte fermement. Autant, presque autant qu'à mon passage en sixième.
Onze ans... Les désirs sont puissants à cet âge. Celui où l'on croit pouvoir forcer la chance en croisant les doigts derrière le dos. Les désirs sont puissants, la volonté de vaincre irréductible.

* * *

Armé de son pied de biche, Jeannot attaque le couvercle. D'impatience, il l'endommage.
Je tempère:
- Doucement, Jeannot. N'abîme pas la croix, elle pourra se voir de très haut."
Tonton et moi l'aidons à soulever les planches. A l'intérieur, d'autres caisses sont protégées de paille. Nous ouvrons pendant des heures. Les mouches nous évitent. Le flacon de rhum de Tonton est vide, les nuages filent vers l'ouest.

Le ciel tombe encore plus bas. La savane s'ouvre à la nuit. Nous avons éparpillé les caisses autour du conteneur. Jean-Baptiste s'acharne toujours alors que le vieux médecin vomit, à genoux. C'est rouge, gluant, mousseux. Ça pue.
- Arrête, Jeannot. Arrête! Tonton est malade."
Il lâche le pied de biche. Poings fermés, il se frotte vigoureusement les yeux, fait un pas, deux pas. Ses bras sont ballants. Sa poitrine se soulève, s'abaisse lentement. C'est un balancier d'horloge.

Alors que Jeannot, maintenant assis en tailleur, le presse contre sa poitrine, Tonton se meurt. Sa bouche s'ouvre démesurément; un râle s'échappe. Du sang...
Un flot... comme un torrent !
Tonton est mort. Jeannot essuie le sang dont il est souillé. A l'aide de son mouchoir, il frotte. Il évite mon regard. Les mouches tombent par terre. Quelques-unes semblent encore en vie; elles veulent s'envoler.

Le vent moite de la nuit nous renvoie l'odeur du charnier. La fosse n'est pas suffisamment profonde, trop de corps, pas assez de terre. La terre n'obéit qu'à la force.
Nous avons creusé, un peu tous les jours. Entasser les corps, les recouvrir de terre. Certains enflaient, se métamorphosaient... "c'est une guerba" disait Jeannot, "une outre" affirmait Tonton.
C'était rond, harmonieusement rond. Comme le tronc d'un arbre, ou un corps trop bien nourri, repu. Cela avait donné une idée à Jeannot:
"Ce sont des eunuques!"
Un arbre vient. Il pousse dans le charnier. Il se nourrit bien. C'est un acacia ou peut-être un flamboyant. Tonton l'arrosait régulièrement. Nous nous moquions de lui. Il ripostait:
- Un homme doit au moins construire une maison, ou faire un bébé, ou encore planter un arbre."
"Tu as choisi ton emplacement", lançait Jeannot. L'arbre pousse. Tonton ne l'arrose plus. Il le nourrit. Combien de vies pour un arbre?

Un éclair déchire le ciel. Le tonnerre lui répond en cascades continues.
Comme un torrent!
Jeannot prépare les fûts. L'eau va y tomber, les mouches s'y noyer.
Sur le charnier, la terre va se tasser un peu plus.
Les feuilles du petit arbre vont se dresser. Je me lève, marche vers le sud. Je veux rejoindre le cours d'eau, m'y étendre, m'y rouler... ou alors y crever. L'eau! Mais pas la terre. Elle est si inerte.
Lorsque je passe à proximité de Jeannot, il m'interpelle, ricane :
"Viens manger, bonhomme, viens manger."
Je hausse les épaules, dis ne plus vouloir. Jeannot me passe la main dans les cheveux. Il insiste:
"Viens, j'ai fait comme le toubib, seulement le coeur et le foie. Viens manger!"
Il crie, secoue mes épaules:
"Tu as vu, hein? Le conteneur est vide de vivres. Il n'y a que des armes. Rien que des armes!" Il adoucit le ton: "on n'a pas le choix, bonhomme, viens."
Le sud, vers le sud... Je veux partir. L'eau tombe, nous levons la tête. Elle contient de la poussière, du limon, de la terre.
Se planter? Dans la boue. Etre un arbre, se dresser vers le ciel, s'enfoncer dans la terre. Non! Le cours d'eau, le sud.
Il fait sombre.
Coudes au corps, j'y cours, les yeux presque fermés, les jambes légères. Derrière moi, l'haleine forte, puante de Jeannot.
Je ne veux plus! Ne peux plus? Je cours... Jeannot est tout près. Il prétend, dans un souffle, que le cours d'eau est à sec.
Je tombe. Il me retourne sur le dos. L'eau tombe. La terre qu'elle charrie me pénètre. Le pied de biche parcourt mon corps. Quand Jeannot s'en est-il armé? Il ne l'avait pas tout à l'heure, il ne l'avait pas. Quand?
Jeannot est très doux, son arme se promène sur moi. Elle me frôle. J'ai froid!
"Le village, bonhomme, tu te souviens du village?"
Ma tête dit oui.
"La guerre, bonhomme, la guerre!"
Je dis:
- Je sais, Jeannot, je sais."
"Ils ont tout brûlé, bonhomme, tout."
Sa voix est douce, amicale. Elle me réchauffe. L'eau tombe, elle me baigne.
Je tombe? Non, je glisse...
"Nous étions là pour les protéger, bonhomme. Ils t'ont laissé les enfants."
Je parle, les mots résonnent... dans le vide. Ils coulent:
- Je ne savais pas, Jeannot. Je pensais qu'ils allaient les emmener ailleurs. Nous avions la radio, la possibilité de se faire parachuter des vivres."
Tirade! C'est creux !
"Le foie, le cœur de gosses, c'est meilleur, bonhomme, bien meilleur."
La nuit est tombée. Jeannot est invisible, mon corps est insensible.
L'eau tombe toujours.
"Et les lance-flammes, bonhomme, ça grille, bonhomme. Tu te souviens des cris, de la chair qui brûle? Tu ne savais pas! C'est vrai, bonhomme, tu ne savais pas. Mais pour les gosses, tu savais, tu étais d'accord. Le foie, le coeur, c'est pas dégueulasse."
Tirade ?
Je ne veux plus parler, peux plus. Le pied de biche est entre mes lèvres. Je le saisis à pleines mains, l'enfonce dans ma gorge.
Ça brûle. J'entends Jeannot dire qu'il survivra.

* * *

Le médecin termine la lecture du témoignage. Il réfléchit un instant, quitte son siège pour se frotter les mains au-dessus du radiateur. Il retourne à son bureau pour consulter le rapport des sauveteurs: il ne fait pas mention d'un autre survivant.
L'homme est grisonnant, de carrure imposante. Il ouvre un tiroir, y puise une barre de chocolat dans son emballage. Il veut encore réfléchir. Il est satisfait, son chocolat est suisse, le meilleur, songe-t-il. Et tant pis s'il passe pour chauvin.
C'est alors qu'un océan de colère le submerge. Fulminant, il se précipite dans la chambre du rescapé, lui crie :- Vous êtes dément, complètement dément! La croix Rousse n'a parachuté sur le Biafra que des vivres!"
Il claque la porte, avale un petit morceau de chocolat qui s'était réfugié entre la gencive et la lèvre, rejoint son bureau. Il mâchonne une nouvelle barre de chocolat, écrit sur le registre des diagnostics: "Chambre 12. Gangrène avancée. Amputation urgente de la main droite."

* * *

Des veilleuses éclairent le long couloir de l'hôpital. Dans le silence de la nuit, les radiateurs ronronnent.
Le docteur est toujours dans son bureau. Le registre est ouvert. Le presse-papiers posé devant lui roule, tombe et se brise sur les carreaux blancs du sol. Encore un faux mouvement, se dit le docteur, alors que la porte s'ouvre. Il sursaute, reconnaît un pas familier.
- S'il vous plaît, Martine, frappez à l'avenir!"
Elle s'excuse, s'avance vers le registre, le referme puis le presse contre sa poitrine. Elle sourit.

* * *

- Je sais que c'est toi, Jeannot. Je sens ton haleine. Comment as-tu survécu?"
"Je suis toi, bonhomme. Je suis venu te l'apprendre? Tu ne savais pas?"
- Comment fais-tu pour entendre mes mots, Jeannot? Je n'ai plus de langue. Je sens encore ton pied de biche."
"Je sais, bonhomme, je sais. Bouffer le foie d'un ami, ça engage."















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Par ECRIRE A ANGERS le 17.05.13

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